[Hrp : Comme si ce n'était pas suffisamment long ]

Voilà un jour que la Saint Jean était passée. Adrien se souvenait encore de cette fameuse soirée. L'apparition des spectres, l'entrée en action des Exorcistes, sans oublier les ovations de la foule une fois qu'ils eurent terminé leur office spectaculaire. Car il s'était bien agi d'un spectacle, comment pouvait donc appeler autrement toutes ces explosions, tout ses bruits... Un véritable spectacle sons et lumières accompagné d'une mélodie de Cantate Contro Fantasma en explosion d'os mineur. Difficile à dire si cela était vrai ou non, Adrien n'avait pas observé dans les moindres détails et, surtout, n'avait pas vraiment eu le temps de se pencher sur la question. Dans sa tête, deux hypothèses subsistaient. Soit ils avaient de réels dons, et de réels fantômes s'étaient manifestés dans l'Eglise, et dans ce cas ils avaient fait leur travail et méritaient de justes honneurs. Soit, tout ceci n'était qu'une mise en scène pour s'attirer les bonnes grâces du peuple avec un mensonge monumental. Toutefois, si cette dernière hypothèse devait se révéler correcte, Adrien devait leur concéder une redoutable exécution sans fausses notes. Et quand bien même cela était le cas, le Vicomte n'aurait pas pu leur reprocher d'essayer de bien se faire voir pour pouvoir vivre leur vie et éviter la suspicion. Lui-même n'était pas un modèle, car il avait également un lourd secret bien caché. Faux exorcistes, vrai sorcier... Les tenants et aboutissants étaient différents, mais au final, ils n'étaient pas bien méchants et il y avait de pires racailles dans les rues que ces Exorcistes qui, au moins, avaient eu le mérite de mettre une lueur d'espoir dans l'esprit des gens. Chose que n'aurait pas pu réussir Adrien lui-même, enfin il ne disposait pas d'une troupe toute entière non plus, mais là n'était plus la question. Ce qui était fait était fait, et, dans un sens, ce n'était pas plus mal.

Ce qui avait surprit le Vicomte, c'était de voir une petite note sur son bureau à l'aube de cette journée, indiquant qu'un certain Mr. Babolin – avec indiqué plus bas qu'il s'agissait d'un exorciste – désirait le voir et s'entretenir avec lui. Sans raison apparente, et peut-être par curiosité, Adrien avait fait transmettre une heure de « rendez-vous », qui correspondait plus à une heure d'arrivée pour son interlocuteur, car, quoiqu'il puisse arriver, Adrien aurait été dans son bureau pour toute la journée, comme à son habitude, hors circonstances évènementielles. Finalement, cette petite surprise fut la bienvenue. La journée se révéla comme d'ordinaire assez longue et parsemée de travail. Pourtant Adrien s'imaginait quels pouvaient être les motifs de la venue de cet Exorciste. Qui plus est, ce n'était pas leur chef, et il était rare de voir un membre d'un groupe prendre une initiative, surtout s'il était aussi bien huilé qu'il le pensait. Peut-être avait-il été envoyé par son supérieur et jouait le rôle de messager ? C'était probable, mais « Jonas » semblait bien à même de négocier lui-même et il semblait surprenant qu'il ait eu confiance en l'un de ses hommes pour le faire à sa place. S'il fallait en croire ce qu'il avait vu à ce fameux dîner, Adrien aurait juré que Jonas était du genre à adorer s'entendre parler. Peut-être aurait-il fait un excellent acteur... Ce serait une excellente reconversion en tout cas.

Finalement, les heures défilèrent sous ses interrogations, et, vers l'heure dite, on toqua distinctement à la porte. D'une voix suffisamment forte pour traverser le bois de la porte, Adrien répondit alors, levant la tête d'un dossier :

« - Entrez. »

Il regarda ensuite l'Exorciste rentrer, détaillant légèrement son visage et son expression puis l'invita à s'asseoir sur l'un des fauteuils situés devant lui.

« - Je vous en prie asseyez-vous, pas la peine de faire de manière. Que puis-je pour vous Monsieur Babolin ? »

Il avait déposé le dossier sur le côté, s'était redressé sur son fauteuil et regardait Kerwan avec son léger sourire bienveillant, comme il le faisait avec tout le monde.

[ Vu tout ce qu'il y a à dire, je me retiens.. ]

La voix traversa le bois de la porte, et Kerwan commença à sentir son estomac le serrer. Ah que la tâche était ardue ! Jonas s'occupait de cette partie là, il s'occupait du charisme du groupe, et du parler. Kerwan n'aimait pas faire cela, hésitant à chaque pas, se devant de faire bonne figure, et de ne pas laisser un mot s'échapper. Un seul mot déclenche bien des choses. La Comtesse n'avait laissé s'échapper que quelques mots, et cela avait allumé une flamme dans l'esprit de l'exorciste. Lui qui n'avait plus d'honneur, plus de famille, plus une seule once d'amour en lui, voilà que quelque chose s'était réveillé en lui, et il voulait plus que tout conserver cette petite chose, comme la mère protège son petit. Et il pouvait sentir cet enfant illégitime grandir en lui, se nourrir de sa vie, de ce qu'il entendait. Plus rien d'autre n'avait d'attrait.
Enfin, plus rien, c'était vite dit.

Il ouvrit donc enfin la porte, traversant de ce fait la frontière qui le séparait de Forbach, la vraie Forbach. Frère Kerwan, le simple et passionné, se retrouva donc devant Adrien d'Hasbauer. Cet homme le dominait d'une dizaine de centimètres et imposait rien que par sa présence un respect presque muet. Mais Frère Kerwan n'était pas si impressionnable que cela. Après tout, n'avait-il pas combattu mille créatures mystiques ? N'avait-il pas exorcisé une centaine de gens, au moins, repoussant le mal jusque dans ses tranchées avant de l'achever d'un coup sec ? N'avait-il pas, enfin, libéré les habitants de Forbach en détruisant les fantômes qui les hantaient ?
Frère Kerwan, cet homme simple, se tenait droit, et salua humblement son hôte d'un signe de tête, sourire aux lèvres. Non, Adrien d'Hasbauer ne l'impressionnait pas, mais la politesse voulait qu'il ne le montrât pas. Il prit donc place à l'endroit que lui désignait l'homme, souriant de plus belle devant l'appellation qu'il utilisait. Babolin... que ce nom était vieux et sans sens maintenant... maintenant qu'il n'était plus que Frère Kerwan, disciple du Père Marcus.

Monsieur, appelez-moi Kerwan.

Il lui sourit un instant avant de prendre une inspiration discrète prouvant qu'il en avait beaucoup à dire.

Je viens vous annoncer officiellement le départ des exorcistes dès demain matin. Jonas serait bien venu vous l'annoncer vous même, malheureusement il a été appelé ailleurs, et m'a donc confié cette tâche puisque j'avais de toute façon l'intention de venir vous voir.

Jonas... En voilà un qui leur en aura fait vivre des aventures. Il avait toujours été là, en sage protecteur, gardien du troupeau. Et tout cela n'avait reposé que sur un mensonge. Un honteux mensonge qu'il n'avait mit que trop longtemps à avouer. Il avait de la chance d'être encore en vie après les mots qu'il avait prononcé, en ce début d'après-midi. Même malgré son esprit chaotique, Kerwan avait été surpris, avant de se mettre à rire. La vie était vraiment surprenante.

Il s'en était donc rendu compte après le repas du midi. Il avait suivi docilement les autres exorcistes qui retournaient dans leurs appartements pour remballer leurs affaires. L'heure du départ était proche, et ça n'était une surprise pour personne. Même les habitants de Forbach savaient que leurs sauveurs ne resteraient pas longtemps. Leur comédie n'avait que trop durée. Plongé dans ses pensées, il n'avait pas fait attention à ce qu'il se passait autour de lui jusqu'à ce que ceux devant lui s'arrêtent pour écouter aux portes. Les lourdes portes de l'appartement de Jonas. C'avait d'abord été des cris de colères où l'on reconnaissait parfaitement la voix de leur chef. Puis, très rapidement, ça avait été des cris de douleurs, d'agonie.

Comme un seul homme, les exorcistes dans le couloir avaient ouvert la porte. Avaient-ils été démasqués ? Leur temps se terminait-il donc de cette façon ? Devaient-ils tous mourir demain en place publique pour les punir de leur malfait ?
Ce fut une toute autre surprise qui se dessina sous leurs yeux. Aucun Inquisiteur, aucun intrus dans cette chambre. Il y avait Jonas, debout dans sa chambre, et Nathan, allongé à ses pieds, inerte, immobilisé en une expression de terreur jusqu'à ce que les vers aient fini de le déguster. Kerwan comprit tout de suite, alors que les autres balbutiaient des phrases d'incompréhension, et à voir le visage de leur chef, l'homme se doutait que quelque chose clochait.
Jamais il n'aurait imaginé son chef... comme lui.

J'espère que notre départ ne vous semblera pas précipité. Mais nous n'avons plus rien à faire ici. Notre travail semble terminé.

Le 'semble' n'était pas vraiment bien accepté. Mais c'était ce mot là qui l'intéressait. C'était celui là qui lui permettrait de rebondir.

Néanmoins, je vous avoue que la ville de Forbach n'est pas comme toutes celles que nous avons connues. Sans parler des histoires qui circulent, l'évènement de la Saint-Jean était d'une force exceptionnelle, et nous n'avions jamais vu cela auparavant. La preuve en est de votre Eglise qui, malheureusement, n'a pas réussi à supporter cette rébellion de l'au-delà. Aussi, après une longue discussion, nous avons pensé que l'un de nous devrait rester, afin de voir comment les éléments vont évoluer. Je me suis naturellement proposé, et comme personne ne semblait contre, nous en avons donc décidé ainsi.
J'espérais donc pouvoir garder mes appartements actuels. Bien évidemment, si ma présence vous dérange je pourrais toujours trouver refuge chez les hommes d'Eglise de la ville.

En ce début d'après-midi, Kerwan avait rit, devenant de ce fait une toute autre personne que le Frère qui se tenait devant Adrien. Kerwan avait rit de la scène qui s'était déroulée derrière une porte, de l'état de panique générale. Il avait rit, refermé la porte pour ne pas que les curieux viennent voir la troupe des exorcistes pris au piège dans leur propre cage. Mais il n'avait pas prévu la réaction de Laszlo, ce fidèle compagnon en désaccord total. Laszlo voulait que justice soit rendue pour leur frère. C'était sans compter le fait que Jonas avait le pire avocat que l'on ait pu connaître : lui-même.

La justice. Quel drôle de mot. A la limite du vulgaire. Kerwan n'y avait jamais cru. C'était ce qu'on appelait l'injustice qui l'avait façonné en homme fort et fier. Et Laszlo brandissait ce mot comme une divinité. Jonas, lui, cru bon de tenir son couteau devant son visage, index néanmoins levé, en signe de prévention. Chaque exorciste présent resta abasourdi de ce qu'il pu dire. Ils ne voulaient pas avoir entendu ces phrases. La trahison s'insinuait dans leurs corps. Même Kerwan n'en crut pas ses oreilles. Alors, c'était vrai ? Jonas était... comme lui ? Inimaginable. Cela résonnait encore dans ses oreilles.

"Si je l'ai fait c'est pour nous, c'est pour vous ! Il voulait tout révéler ! Je l'ai tué pour protéger notre groupe, comme je l'ai toujours fait ! Si je n'avais pas mis fin aux jours du Père Marcus moi-même, nous n'aurions jamais existé !"

D'un geste vif, il attrapa le bras de Laslzo qui s'apprêtait à s'élancer sur Jonas. Les autres, fidèles suiveurs, ne savaient plus que penser. Un champ de plantes végétatives. Face à une telle révélation, il n'y avait plus grand chose à faire. Alors pour le moment, il se contenta de s'occuper du cas présent.
Commencer par désarmer un Jonas fébrile, tremblant, se rendant soudainement compte de son erreur. Les mots. Ces gardiens trop bavards. Donner quelques ordres pour se débarrasser du corps, nettoyer la flaque de sang, et les draps. L'œil expert de Kerwan ne manqua rien tandis que Laszlo sermonnait son chef.
Et lorsque tout fut fini, camouflé, plus personne n'osait prendre la parole. Ils étaient tous trahis dans leur confiance.

Il était évident qu'ils ne pourraient plus continuer ainsi. Kerwan annonça alors l'évidence, et après quelques discussions, il fut décidé que c'en était fini.

Je vous remercie pour votre bonté, Adrien. Soyez-sûr que je vous en suis très reconnaissant.

Foutaises que ces mots. Kerwan l'aurait égorgé sur l'heure s'il avait pu. Mais il avait encore besoin de sa couverture, de la politesse. Il devait encore être Frère Kerwan, malgré ce qui s'était passé quelques heures plus tôt.

L'heure de la dissolution des disciples du Père Marcus avait sonné. Ils devaient donc quitter Forbach au plus vite. Ils étaient libres. Libres de vivre comme bon leur semblait, avec ou sans la tenue du monastère.

Kerwan avait fixé intensément le regard de Jonas, ne sachant pas quoi décrypter sous cet amas de sentiments bouillonnants derrière les yeux de son ancien chef. Et d'une voix qui lui avait semblé soudainement puissante, il lui avait dit de partir sur l'heure. Forbach n'attendait rien d'autre de lui. Si on lui posait des questions, qu'il réponde qu'il avait été mandé de toute urgence. Tous furent d'accord.
Ils ne pouvaient le dénoncer. Ils ne pouvaient le tuer. Ils ne pouvaient que le faire partir au plus vite. Et ils s'étaient bien assurés que cette volonté soit respectée.
Les autres partiraient demain.

Non, c'est déjà bien assez. Je vais vous laisser à vos devoirs. Passez une bonne soirée, Adrien.

Il s'inclina légèrement et se retourna, sourire aux lèvres, sortant de la pièce. Voilà qui était fait. C'était moins dur qu'il ne l'avait pensé. Maintenant, il pourrait parcourir Forbach en toute liberté. Humble serviteur veillant en cas de danger, furetant dans tous les coins une fois qu'on avait le dos tourné.