Citation :

Europe Eleanora-Sun
Manoir Eleanora-Sun, Forbach

Les 23 novembre 1645

Chère Europe,

Commencer cette lettre a pour moi été difficile, je ne te le cache pas. Je ne sais d’ailleurs toujours pas quoi dire... J’aurais voulu pouvoir dire que tout était oublié et que tu étais toujours mon amie, comme avant. Mais je mentirais en te disant cela, et je te respecte trop pour te mentir sur un sujet pareil.

Si tu es toujours mon amie et si tu le resteras malgré tout, je ne peux pas dire que tout est comme avant... La vie n’a pas été simple ni pour toi, ni pour moi. Du mieux que nous pouvons, nous avons toujours essayé de nous en sortir sans faire pâtir les autres de nos déboires. Du moins, c’était le cas jusqu’à ces derniers temps. Il y a quelque chose en toi que je ne reconnais pas, une dureté qui n’existait pas avant, mais cette dureté, je la comprends, c’est ta façon à toi de te protéger et de faire face aux coups durs de la vie. J’ai choisi une autre voie, mais cette divergence d’opinion ne doit pas nous empêcher de rester attachées l’un à l’autre. Je te promets donc de faire des efforts pour ne plus trop revenir sur ce sujet qui nous a fâchées.

Les temps changent, le monde évolue, je me souviens encore des drames qui ont frappé notre ville il y a quinze ans de cela, ils paraissent si loin et si proches en même temps. J'aime à penser que le plus dur est derrière nous et que le meilleur est à venir. Ne penses-tu pas que c'est là une belle façon de voir les choses ?
Par la présente, je souhaitais te faire savoir que le retour de ma soeur à Forbach se passe pour le mieux. Je sais que tu ne la portes pas toujours dans ton coeur, mais rassure-toi, les choses ont bien changé en quinze ans. Sa fille est désormais tout pour elle. D'ailleurs, Narcissa reçoit un enseignement d'un précepteur particulier, elle semble aimer ce qu'elle découvre avec lui, j'en suis très heureuse.

Malgré tout ce qui nous sépare aujourd’hui, je reste ta fidèle amie. Je serais ravie d'avoir de tes nouvelles rapidement.

Bien à toi,

Viviane

Viviane replia la lettre une fois qu'elle fut écrite. Elle espérait qu'Europe saisirait les allusions concernant les début de Narcissa dans la Tribu d'Olrun... Écrire à son amie avait été très difficile pour elle, alors qu'une part d'elle lui en voulait toujours énormément. Cette lettre, elle l'espérait, marquerait le début de son pardon à sa supérieure.

Citation :

A dame Viviane Valdemar
Forbach, le 27 novembre 1645

Chère Viviane,

Je me réjouis de recevoir ta lettre. Le seul fait de savoir que tu as passé outre tes remords et ton ressentiment, que tu aies eu le courage de les affronter juste pour moi, me fait chaud au cœur. Ce message est la seule bonne surprise de la journée. C’est aussi la seule bonne surprise en ces temps si obscurs.

Je ne saurais t’exprimer tous les regrets que j’éprouve quant à notre conversation de l’autre jour. Tu m’as comprise mieux que je n’aurais su te l’expliquer et cela me touche plus que je ne pourrais le dire. Mais, Viviane, je ne pourrais m’excuser que sur la forme qu’a prise notre entretien. Car sur le fond, il me semble capital de souligner que mes pressentiments étaient fondés. Loin de moi l’idée de paraître méprisante ou plus intelligente que je ne le suis… mais le moment est arrivé où je suis sensé te dire que je t’avais prévenue.

Europe interrompit un moment son écriture en poussant un soupir. Elle n’avait pas mentionné la lettre de l’Agent du Diable et le retour des Inquisiteurs de manière explicite mais l’allusion était à peine voilée et Viviane comprendrait. Elle poursuivit:

Citation :

Je t’avais fait part de mes craintes qui se sont avérées vraies. Dans ces conditions, tu réalises sans doute mieux pourquoi je ne pouvais tourner le dos à mes instincts. Et mieux aussi à quel point j’ai besoin de ton soutien à mes côtés. Il m’est absolument capital, indispensable.

Ta façon de voir les choses est sans doute belle, oui. Mais sans doute utopique aussi. En tout cas, je ne peux pas me le permettre. Plus maintenant. Ce genre de visions s’est éteintes à jamais pour ne plus renaître –et après tout je m’en réjouis. Elles me rendaient beaucoup trop… faibles.
Je n’ai pas ton mental. Je n’ai pas ta force, Viviane. Je ne pouvais pas les embrasser sans qu’elles instillent de la candeur et de la futilité en moi.
La meilleure chose que j’ai faite ces quinze dernières années ou plutôt, la chose la plus utile que j’ai faite, est d’y renoncer.


S’agissant de ta sœur, je sais que je n’ai pas toujours montré les meilleures dispositions à son égard et tu as dû en concevoir une certaine frustration ou du moins, une certaine peine. Mais ne t’en fais pas, car si cette personne est importante pour toi, elle l’est pour moi aussi.
Quant à Narcissa, je me réjouis que son enseignement se déroule pour le mieux. Elle semble être entre de bonnes mains, ce qui fait plaisir à savoir. Il ne faut pas que tu t’inquiètes à propos de cela, Viviane. Son précepteur est digne de confiance. Je connais tes souhaits mais à présent tu réalises sans doute pourquoi je t’ai demandé une telle chose.

J’espère également avoir de tes nouvelles bientôt.

Prends soin de toi,
Europe

Citation :

Europe Eleanora-Sun
Manoir Eleanora-Sun, Forbach

Le 1er décembre 1645

Chère Europe,

Ma réponse a été longue à venir, je suis désolée. Tant de choses se sont passées en si peu de temps. Il y a certains jours où j’ai l’impression que Forbach évolue dans un temps différent de celui du commun des mortels, à la fois si lentement et si rapidement. Ton courrier m’a laissé beaucoup à méditer. Tu avais effectivement raison, ce que tu prévoyais avec beaucoup de justesse est en train de se passer, mais je ne peux m’empêcher d’espérer que ça ne finira pas comme la dernière fois. Les gens ont évolué, mûri, grandi, tout pourrait se passer mieux, ne penses-tu pas ? Une vision utopique ? Peut-être, tu as sans doute raison, mais je ne peux changer. Sans une dose d’espoir, la vie me deviendrait insupportable. J’ai besoin de cela pour survivre, c’est ce qui m’a permis de traverser toutes les épreuves que j’ai subies...

Mon soutien t’es cependant acquis, j’ai eu tort de douter de toi, j’en suis désolée. Je ne reviendrai pas sur la conversation que nous avons, cela me fait encore beaucoup trop de peine. Je puis cependant t’assurer que notre amitié tiendra le choc et qu’un jour viendra, nous rirons à nouveau à deux en des temps meilleurs et plus propices à l’épanouissement d’une amitié telle que la nôtre.

Viviane hésita un instant, laissant sa plume en suspend, était-ce une bonne idée d'aborder à nouveau le sujet de sa soeur et de sa nièce ? Peut-être que non après tout, les choses les plus importantes avaient été dites. À moins que...

Citation :

Ma famille se porte pour le mieux en ce moment, Narcissa s'épanouit très bien dans son nouvel environnement, et Cassandra est heureusement de retrouver l'atmosphère de son enfance. Je te remercie infiniment pour tout ce que tu as fait pour elles, je ne l'oublierai pas, jamais...

Amicalement,

Viviane

Citation :

A dame Viviane Valdemar
Forbach, le 12 décembre 1645

Chère Viviane,

Tu ne t'imagines pas à quel point je comprend ce sentiment. L'impression que le monde nous échappe quelques soient nos efforts, le fait qu'il soit nécessairement si différent de ce que nous aurions souhaité... si différent que nous ne le reconnaissons plus. Le monde, le temps, les lieux changent, mais comme tu l'affirmes si justement, les gens aussi.
Les gens surtout.

Tu as changé.
Tu as changé durant ces dernières années, tu t'es renforcée, tu t'es élevée au sein de cet environnement et c'est admirable. Ton soutien m'est tellement précieux. Merci encore une fois de ce que tu fais et j'espère que malgré les aléas, nous pourront toujours compter l'une sur l'autre. Mais tu n'es pas la seule à t'être transformée... a fortiori, moi aussi, j'ai changé.

J'ai changé et tu t'en es rendue compte lorsque tu es venue chez moi. Je sais que cela t'as à la fois déçue et bléssée. Je salue l'effort que tu as fait de venir m'en parler. Mais je pressent également qu'un malaise subsiste. La scène qui s'est déroulée il y a quelques jours, en présence de toutes nos amies et d'Alexandrine, t'as perturbée. Je le sens bien et si il y a quoi que ce soit qui te travailles, je t'invite à m'en faire part. Crevons l'abcès, si abcès il y a. Dans le cas contraire, je me serais trompée et tout sera pour le mieux.


Bien à toi,
Europe.

Citation :

Europe Eleanora-Sun
Manoir Eleanora-Sun, Forbach

Chère Europe,

Je suis heureuse d'avoir eu de tes nouvelles si rapidement. Crever l’abcès ? Mais certaines choses ne sont pas faites pour être entendues, tu le sais mieux que personne. Certaines choses sont mieux secrètes. Cependant, encore une fois, au nom de notre amitié, j'accèderai à ta demande. Il y a effectivement eu un malaise ce jour-là, parce que j'ai eu le sentiment d'avoir été utilisée.

Je m'explique : tu n'avais parlé à personne de ce dont tu as parlé ce jour-là, aucune du cercle d'amies proches savait ce que tu avais en tête, et tu ne t'es pas confiée pour une seule raison : tu savais que je m'y opposerais. Et laisser ta plus ancienne amie en dehors de tout parce qu'elle aurait été impartiale était injuste, elle avait autant que nous le droit d'être présente à cette petite fête.

Alors maintenant je t'en conjure, Europe, dis-moi que tu ne nous as pas toutes utilisées pour arriver à TES desseins, sans prendre en compte ce que nous pouvions vouloir. Jure-moi que tu ne m'as pas utilisée comme tant d'autres l'ont déjà fait !

Les doutes me rongent l'esprit en attendant ta réponse,

Viviane

Citation :

A Dame Viviane Valdemar,
Forbach, janvier 1645

Chère Viviane,

Je m’excuse d’avoir tant tardé à répondre à ta missive. Je dois avouer que de nombreux événements graves ont occupé mon esprit ces temps derniers.

Ce que je m’apprête à te dire, tu l’as sans doute redouté et je suis navrée de te le confirmer par une simple lettre. J’aurais souhaité t’en parler de visu, mais les circonstances actuelles font que ce serait sans doute trop dangereux. Pour les raisons que tu connais, parce que la discrétion est plus que jamais de mise, et surtout, parce qu’un assassin de la pire espèce rode dans Forbach… tu en as d’ailleurs fait les frais, tu devrais donc comprendre mieux que quiconque de quoi je veux parler.

Oui, je vous ai utilisées, toi et Inès et Marina et beaucoup d’autres. Oui, j’ai laissé Elisabeth en dehors de tout ça parce que je savais qu’elle s’opposerait à ma décision, alors j’ai fait en sorte de contourner tous les obstacles éventuels. Oui, j’ai manœuvré et calculé sans rien dire à quiconque, car les temps changent, Viviane! L’heure où nous pouvions nous permettre de prendre des décisions dans la plus parfaite collégialité est révolu! A présent il faut privilégier l’efficacité et comme je t’en avais fait part de vive voix il y a bien longtemps, j’entends maintenant prendre des décisions sans que personne n’y contrevienne. Ce n’est pas un accès de despotisme, contrairement aux apparences. Mais je n’ai plus le temps d’entendre et d’écouter les plaintes, les objections, les suggestions, les réclamations de chacun. Je ferais les choix qui s’imposent, seulement secondée par toi, Inès et Elisabeth, car vous êtes les trois personnes les plus importantes dans l’activité qui nous occupe. Pourquoi dans ce cas ai-je laissé Elisabeth à l’écart? Hé bien, tu connais déjà la réponse: ce n’est pas de gaieté de cœur. Elle aurait fait échoué mon projet si elle était intervenue; en sacrifiant sa présence à notre réunion, j’ai fait en sorte que sa fille récupère notre bien le plus cher. Tu vois de quoi je veux parler? Un sacrifice pour une plus grande efficacité. Un mal pour un bien.
Un cas d’urgence…

Même si mes propos doivent te révolter, je sais que tu comprends intérieurement mes motivations, Viviane. A présent, il n’appartient qu’à toi de continuer à apporter ou non ton soutien à une personne dont tu détestes les méthodes, dont la nature calculatrice te déçois. J’en profite donc pour te le redemander solennellement: ne m’enlève pas ton appui, Viviane. Notre cercle d’amies s’effondrerait. Un roi non plébiscité n’a jamais fait un royaume prospère… mes métaphores ne sont sans doute pas les bonnes, mais pour les raisons que tu sais, je ne peux être plus précise.

Considères, s’il te plaît, une chose. Oui, je vous ai utilisées et je recommencerais avec quiconque d’autre à chaque fois que cela sera nécessaire. Mais contrairement à ce que tu sembles croire, ce n’est pas pour services Mes dessins. C’est afin de contribuer à l’intérêt général, et tu le sais… tel a toujours été mon but, et tel le sera toujours.

Beaucoup de choses reposent entre tes mains désormais.
Europe.