L'air était encore frais en ce matin de printemps, et Marie resserra frileusement les bras autour de son torse frêle. Elle était arrivée en ville la veille au matin, et avait passé sa journée à découvrir la chambre que lui prêtait Pierre Mansard, bien plus luxueuse que sa cellule monacale. Trop luxueuse même, à son goût. Elle ne se sentait pas à son aise avec les murs peints de couleurs qui lui paraissaient criardes, les oreillers trop mous et la couverture si épaisse qu'elle le trouvait étouffante. Sans être miséreuse, sa vie avait toujours été simple, et elle n'était pas même sûre de connaître l'usage de tout les objets présents dans la pièce.

- C'est à ma fille, mais elle a tout laissé ici quand elle s'est mariée, alors prenez-les, au moins ils arrêteront de prendre la poussière.

C'était ce qu'avait dit le bourgeois lorsqu'elle s'était étonnée de la présence de brosses, pots à poudres et autres miroirs sur la tablette de sa coiffeuse. Elle l'avait cru, et l'avait remercié, alors même que sœur Angélique, connaissant mieux le cœur des hommes, riait intérieurement. Si l'homme vieillissant pensait s'attirer les bonnes grâces de la novice en flattant sa coquetterie, il en serait pour ses frais. Mais elle se promit de le garder à l'œil, craignant qu'il ne veuille plus que des prières de la naïve. Mais Pierre semblait ne pas avoir de trop mauvaises intentions, ou du moins ne pas en avoir de trop pressantes. Il avait pris garde à s'adresser surtout à la plus âgée des deux femmes, répétant que leur présence redonnait vie à sa maison bien vide depuis la mort de sa femme et le départ de sa fille, et que c'était pour lui un véritable honneur que de les accueillir. Néanmoins, ce matin-là, elle avait envoyé Marie au marché tandis qu'elle se rendait à l'église.

La future carmélite avait reçu une petite somme pour acheter légumes et fruits frais, ainsi que du pain, et avait donc été livrée à elle-même. Heureusement, la place du marché n'avait pas été difficile à trouver, mais les difficultés avaient commencé pour Marie dès qu'elle y était arrivée. Elle savait cultiver des légumes, du moins ceux qu'on pouvait trouver dans le potager du couvent, mais n'avait aucune idée du prix qu'il était acceptable de payer pour un navet ou un céleri... Elle s'était donc contentée pour commencer de naviguer entre les étals, étourdie et effarouchée de tant d'agitation. Toutes ces personnes qui parlaient, s'interpelaient, marchaient, se bousculaient... Elle avait commencé par vouloir acheter les produits qui semblaient les moins chers, mais certains n'étaient vraiment pas appétissants, et elle n'avait plus su que choisir. Après un bon quart d'heure de déambulation, elle n'avait acheté qu'une botte de carotte, sans être certaine de les avoir payées un prix honnête. Devinant l'inexpérience de la jeune moniale, certains marchants n'hésitaient pas à se jouer d'elle. Désirant tenter sa chance auprès d'un étal dont les poireaux lui avaient semblé beaux, elle fut heurtée par un paysan chargé de produits maraichers qu'elle n'avait pas vu, et projetée contre une solide matrone qui avait commencé à l’invectiver, avant de remarquer sa vêture de nonne et de se radoucir, se contentant de s'éloigner en maugréant. Extrêmement mal à l'aise, Marie avait fini par s'extraire du labyrinthe que lui paraissaient former les divers achalandages pour se retrouver dans l'une des rues donnant sur la place.

Frissonnante dans l'humidité matinale, elle posa son panier à ses pieds et replaça une mèche de cheveux qui avait profité de la bousculade pour s'échapper du voile qui la retenait, avant de soupirer. Elle sentait le découragement la gagner, et adressa une prière silencieuse au Seigneur pour qu'il lui donne le courage et la force de faire face à ce qu'elle voyait comme une véritable épreuve.

Son âme se portait mieux. Elle sortit de l'église après avoir salué Père Ethan, et se fondit dans la foule des badauds qui faisaient leur marché ce matin là.
La discussion qu'elle avait eu avec le prêtre l'avait rassurée. Elle devait simplement apprendre à pardonner à sa mère, ainsi qu'à Louisa, et surtout ne pas succomber à la tentation offerte par les hommes. Elle savait que ce ne serait pas facile, pourtant elle avait une arme redoutable contre la difficulté de la chose : sa Foi inébranlable en Dieu.
Ainsi, ce fut le coeur léger qu'elle traversa la place du marché.

La foule était très dense ce matin-là, et ce malgré la fraîcheur de la matinée. Avec les beaux jours qui approchaient, les gens sortaient de plus en plus de chez eux pour se promener.
Elle se fraya un chemin entre les passants, fut plusieurs fois bousculée, on écrasa ses pieds deux ou trois fois, mais elle ne se départit pas de son sourire. Elle ne se doutait absolument pas qu'une bonne nouvelle allait un peu plus ensoleiller sa journée.

Une fois le gros de la foule traversé, elle poursuivit sa route en direction de la Collégiale. Mais alors qu'elle passait devant une personne qui lui tournait le dos, elle remarqua que cette personne portait la tenue typique d'une Carmélite. Intriguée, elle s'approcha de cette silhouette dans le but de voir son visage.... Elle la reconnut aussitôt.

"Marie ? Quelle bonne surprise de te trouver ici !"

Marie était, tout comme elle, une jeune représentante du Carmel, qu'elle avait connu au couvent. Mais que faisait-elle ici ? Pour une surprise...
Les deux jeunes femmes étaient amies, au couvent, et avaient été déchirées lorsque Béatrice avait été obligée de partir pour Forbach. L'inquisitrice était si heureuse de revoir son amie !
Elle repoussa son voile, qui commençait à lui voler devant le nez - une brise se levait - et serra son amie dans ses bras. Logiquement, la bienséance aurait voulu qu'elle se contente d'un simple salut, mais au Diable les convenances !

"Je suis si contente de te revoir ! Mais que fais-tu donc là ?"

Elle sourit plus largement tout en lissant sa robe... Qui n'avait rien de très réglementaire pour une religieuse. En effet, elle portait une robe en velours bleu sombre, couleur qui rehaussait particulièrement son regard, au col et aux emmanchures brodées de fil doré. Toutefois, elle avait gardé son voile immaculé, symbole de son appartenance au Carmel. Ainsi, tous ceux qui la croisaient savaient qu'ils avait affaire à une religieuse, et non à une jeune et jolie noble...