Il était à présent bien plus de midi et l’estomac de David poussait parfois de féroces rugissements, qu’il dissimulant au mieux au moyen d’une quinte de toux, afin de ne pas donner à sœur Béatrice un motif supplémentaire de le bassiner sur sa fringale ou autres plaisanteries du même acabit. Les deux jeunes gens avaient parcouru une bonne moitié de Forbach à pied, un itinéraire assez long dont la destination finale était la Collégiale. Alors qu’ils étaient presque arrivés, David répondit à la question de son amie à propos des rares victimes encore en vie de l’Agent du Diable:

"Oui, il y en a. L’herboriste de la ville par exemple, et la couturière du Fil Blanc… ou même…" Les mâchoires du jeune homme se contractèrent et son regard se fit sombre, brumeux. "Narcissa. Sa mère. Et sa tante."

Leur parler de l’assassin ne ferait que raviver des mauvais souvenirs mais si cela pouvait contribuer à capturer un tel malade, ils en avaient bien besoin.

"Et je pense que cela ne fera qu’encourager Cassandra à t’aider."

David se tut un moment, ayant parlé des interrogatoires prévues à sœur Béatrice. Il ne s’attendait pas à un tel enthousiasme de sa jeune amie qui se mit à bondir de tous côtés, excitée comme une enfant à la perspective de sa première mission de terrain. C’était compréhensible –cela l’aiderait à s’intégrer mieux et plus vite à une institution telle que la Collégiale, majoritairement machiste, masculine et difficile à vivre en ces temps si troublés.

"Arrête de sautiller, on dirait que je promène mon petit chien" fit-il avec un sourire en coin ironique, avant de lui ébouriffer les cheveux à travers son voile –et de se mettre immédiatement après hors de portée d’une riposte physique. "Quant à ce que tu as le droit de faire ou pas, il faudra que tu vois ça directement avec ton binôme. Viens, on va te trouver quelqu’un."

Quelques minutes plus tard, ils étaient arrivés en vue des locaux de la Collégiale. La bâtisse n’avait toujours pas changé depuis le début: austère, ancienne chambre de réflexions des habitants, elle s’était au fil du temps agrandie de petites annexes mais l’aspect général était toujours le même. A peine eurent-ils franchi l’enceinte que déjà, toutes les têtes se tournaient vers eux. L’ancienne génération d’Inquisiteurs étant généralement trop vieille pour s’activer toute la journée, c’étaient essentiellement des jeunes qui s’activaient à ce moment là dans les cours et entre les bâtiments –tous plus ou moins des amis de David. Il avait hâte de leur faire connaître Aphrodite de la Roseraie; mais il prit un air renfrogné en voyant les larges sourires taquins apparaître sur les visages de ses pairs. Aussitôt, des siffles et des quolibets amicaux retentirent; et David sût qu’on allait jaser sur son compte pendant longtemps.

"Hé bien! Tu n’as pas perdu ton temps" lui cria un de ses amis à l’autre bout de la cour, glissant sur sœur Béatrice un regard appréciateur. "Hé, venez voir! David s’est trouvé une donzelle."

"Ah, il a laissé la petite rouquine tranquille?" renchérit un autre, déclenchant l’hilarité générale.

"Ne fais pas attention à eux" marmonna David en faisant signe à son amie de le suivre d’un geste de la main. C’était sans compter un autre de ses camarades qui, s’approchant de lui, lui flanqua une grande claque dans le dos avant de reluquer Béatrice.

"Quel tombeur, mon vieux!"

Le jeune homme s’éloigna, fermement décidé à régler ses comptes plus tard; pour l’instant, il voulait surtout mener sa mission à bien, c’est-à-dire faire faire le tour du propriétaire à Aphrodite. Ensuite seulement, il se retrouverait seul en tête à tête avec ses amis, et pourrait pavaner à qui mieux-mieux en se moquant de leur jalousie –eux n’avaient pas forcément la chance de marcher au côté d’une si belle jeune femme. Mais cela, il voulait éviter de le mentionner devant Béatrice, bien sûr.

"Arrête de sautiller, on dirait que je promène mon petit chien."

La jeune femme pris un air faussement sévère avant de répliquer du tac au tac :

"Fais attention à ce que tu dis, le petit chien est capable de te mordre..."

Ainsi, Narcissa, Cassandra et sa soeur avaient été attaquées par l'Agent du Diable ? La religieuse avait serré les poings en apprenant cette nouvelle. Qu'elle le veuille ou non, elle avait des sentiments pour la petite rouquine qui avait partagé son enfance. Et elle était rassurée de savoir qu'elle allait bien.
Mais pour l'heure, David devait l'aider à trouver un binôme pour les interrogatoires...

Alors qu'ils pénétraient dans l'enceinte de la Collégiale, le jeune homme fut assailli de remarques amusées sur le fait qu'il ramenait avec lui une demoiselle. Loin de s'offusquer de ces remarques, elle rit avec légèreté.

"Dis donc, ils sont sympathiques, tes amis !"

Surtout celui qui lui tapa dans le dos. Là, elle éclata franchement de rire et adressa un clin d'oeil au comique avant de se faire entraîner plus loin par David, qui semblait bien pressé de s'éloigner des autres.

"Et bien, tu es drôlement populaire... Ou bien c'est moi qui leur fait cet effet..."

Béatrice avait conscience d'être une belle jeune femme, et le regard des hommes ne la dérangeait pas outre mesure. Après tout, même si elle avait choisi la voie du Seigneur, sa mère avait pris soin de lui expliquer que les hommes avaient ce qu'elle appelait des "besoins"...

"Tu pourras expliquer à tes amis que je suis mariée à Dieu, ils feront une de ces têtes !"

Décidément, être sortie du couvent lui faisait le plus grand bien. Le temps s'était dégagé, et un beau soleil illuminait le froid début d'après-midi. La jeune femme se sentait presque pousser des ailes. Non seulement elle était hors des murs sombres du couvent, mais en plus elle avait retrouvé un ami et allait chasser les sorcières avec lui !
Toute perdue dans ses réflexions, elle se laissa guider par son ami jusqu'à l'intérieur de la Collégiale.

"Alors, où vais-je dormir ce soir ?"

Elle lui lança un regard espiègle.

"Tu me prêtes ton lit ?"

En sortant du bureau de Sarah Geisler, Cassandra dirigea vivement ses pas vers la petite cour centrale de la Collégiale. Elle avait besoin de prendre l'air et de faire une pause avant d'attaquer l'interrogatoire de la Vicomtesse d'Hasbauer. D'ailleurs, elle se serait bien passée d'interrogatoire, mais c'était à elle de s'en charger, et elle le ferait sans faillir. Que la cour soit le terrain officiel des jeunes Inquisiteurs l'ennuyait mais elle n'avait pas le choix : la densité émotionnelle de son entretien avec le Second lui avait coupé les jambes. Toutefois, en s'y dirigeant, elle croisa le petit Geisler, visiblement en grande discussion avec une jeune Carmélite.

Plusieurs sentiments contradictoires fluctuèrent dans le cœur de la Veuve. Elle avait des remontrances à faire à David, mais elle n'avait pas non plus envie de les faire devant des inconnus – et encore, il aurait bien mérité un savon en public. Elle considérait que le linge sale se lavait en famille, et décida de remettre à plus tard ses remontrances à propos de la duchesse de Deux-Ponts. Toutefois, elle le gratifia d'un regard sévère qui signifiait qu'il ne perdait rien pour attendre.

De même, voir le voile des Carmélites lui procura un sentiment mitigé, qu'elle ne parvenait pas à définir. Après tout, elle avait été la Supérieure de cet Ordre, et l'avait dirigé. Une bouffée de fierté – irrépressible, c'était incontrôlable – l'envahit, et elle adressa un sourire à la jeune religieuse. Elle ne portait plus le voile des novices et venait visiblement de prononcer ses vœux, si elle en croyait la couleur du voile. Voilà qui était bien jeune, mais... Cassandra s'arrêta soudainement. Elle connaissait ce visage ! Où avait-elle déjà vu ce petit minois dont les traits lui évoquaient le soleil du sud ? Et soudainement, elle se souvint du prénom et du nom de l'enfant – enfant devenue une jeune femme. Une des camarades d'enfance de Narcissa, qu'elle ne s'attendait pas à revoir ici. Surprise, elle inclina la tête en direction de la petite avec un sourire encourageant.

- Aphrodite de la Roseraie, n'est-ce pas ?

Elle salua rapidement David et reporta son attention sur la nouvelle venue. Cassandra croyait se souvenir que la mère d'Aphrodite était farouchement opposée aux Carmélites. Elle devait se tromper, puisqu'elle y avait fait entrer sa propre fille... Refusant de se laisser aller à l'émotion provoquée par l'arrivée impromptue d'une fille du Carmel, elle continua cordialement :

- Je vois que tu as déjà prononcé tes vœux... Félicitations. Je suppose que tu as pris un autre nom ? Quel est-il ?

Tout comme Cassandra était devenue Mattea, la jeune femme avait certainement du troquer son nom païen – à se demander à quoi pensaient ses parents lors du choix, parce qu'une telle déesse pécheresse pour une gamine, c'était tout de même scandaleux – pour un nom chrétien. Cassandra réalisa soudainement qu'elle ne s'était pas présentée et que si sa mémoire était bonne, ce n'était pas pour autant que la petite se souvenait d'elle. Peut-être était-ce la cause de ce recul qu'elle avait eu lorsqu'elle l'avait interpelée ?

- Mais c'est vrai, tu ne te souviens peut-être pas de moi ! Je suis Cassandra de Saint-Loup, l'ancienne Comtesse de Rodez, la maman de Narcissa.

En revanche, Cassandra ne doutait pas un instant qu'elle se souvienne de sa fille. On n'oubliait pas aussi facilement les jeux de l'enfance... Elle reporta son regard sur David. Mais oui, tout s'éclairait : elle devait être en visite à Forbach, pour voir son ami d'enfance. Quelle surprise quand elle apprendrait que Narcissa était là aussi. Cassandra sourit en pensant qu'elle les inviterait au Château pour en faire la surprise à Narcissa, si cette dernière n'était pas encore au courant. Toute la lassitude et la fatigue qu'elle avait ressenties en sortant du bureau du Second s'étaient estompées. Rencontrer ainsi la jeunesse de Forbach avait quelque chose de revigorant.

- Que fais-tu à Forbach, d'ailleurs ?

Peut-être allait-elle prendre ses marques dans le Carmel qui était à proximité de la ville... Cassandra le connaissait bien, et pour cause ! Mais elle trouvait étonnant qu'une jeune femme issue de la noblesse de Rodez soit envoyée dans un coin comme Forbach et non dans le Carmel d'une grande ville, comme Paris ou Rome.

Alors que Béatrice attendait la réponse de son ami d'enfance, elle fut surprise d'entendre une voix féminine l'appeler par son ancien nom. Aphrodite de la Roseraie... Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait plus été appelée ainsi... En se retournant, son visage se figea. Elle aurait reconnu entre mille cette femme à la crinière rousse et à l'air avenant. Cassandra de Saint-Loup. Elle savait qu'elle aurait dû croiser l'ancienne Carmélite tôt ou tard, mais elle n'avait pas du tout été préparée à ce que cette rencontre se produise dès son arrivée ! Ne sachant absolument pas comment réagir, elle resta totalement interdite devant cette femme qui venait de remarquer son appartenance à l'ordre du Carmel. Lorsque Cassandra lui demanda son nom religieux, elle ne put que bredouiller sous la surprise :

"B... Béatrice... Soeur Béatrice..."

Pensant sans doute que la jeune femme ne la reconnaissait pas, la dame de présenta. Oui, il s'agissait bel et bien de Cassandra de Saint-Loup, l'ennemie jurée de sa mère. Enfin, une ennemie qui s'ignorait, car la mère de la jeune femme avait toujours été aux petits soins pour la Comtesse, tout en la critiquant ouvertement... Dans le dos.

"Je..." Elle déglutit. "Je me souviens de vous, Madame."

Que devait-elle dire ? Que devait-elle faire ? Elle l'ignorait totalement. Prendre des nouvelles de Narcissa, peut-être ? Voilà qui était une excellente idée !

"Comment se porte Narcissa ? Cela fait si longtemps que nous nous sommes perdues de vue..."

Puis, alors que l'ancienne Carmélite lui demandait ce qu'elle faisait ici, à Forbach - pensant peut-être qu'elle était simplement en visite - elle répondit avec une certaine fierté :

"Le Vatican m'a mandaté ici, auprès de l'Inquisition, Madame. Afin de leur rapporter tout ce qui se passe dans cette ville. Autrement dit, je viens chasser les sorcières."

Oui, elle était devenue une inquisitrice. Enfin, elle n'était encore qu'une novice, mais une novice pleine de bonne volonté et d'idéaux qui risquaient bien vite de la faire déchanter, à en croire les dires de son ami David...

Sœur Béatrice ne s’était heureusement pas offusquée des remarques de ses amis inquisiteurs, prenant la chose avec légèreté; David la retrouvait bien là, ne se souciant pas de ce genre de détails futiles. C’était aussi pour ça qu’il l’appréciait: elle savait faire la part des choses. Sa plaisanterie sur ses charmes féminins ne passa cependant pas non plus inaperçue; et le jeune homme devait bien admettre qu’elle avait raison. Oui, c’était une très belle jeune femme, au visage fin et aux formes malheureusement trop dissimulés sous des vêtements chichement assemblés…
Lorsqu’elle posa la question de savoir ou dormir, David s’esclaffa.

"Mon lit? Non, tu dors dans l’écurie ma chère" plaisanta-t-il en guettant sa réaction, pour voir la tête qu’elle ferait.

Alors qu’il s’apprêtait à lui dire que non, il lui trouverait une chambre, un éclat roux en périphérie de son champ de vision attira son attention et il tourna la tête pour voir arriver Cassandra de Saint-Loup. David contint à grand peine un mouvement de recul. Ça y est! Elle était donc sortie du bureau de Sarah Geisler. Qu’avait-il donc résulté de leur entretien? Sa culpabilité de sorcière était-elle établie? Sans doute pas, sinon elle ne marcherait pas ainsi librement dans une cour de la collégiale… si sa mère lui avait fait confiance, David pouvait en conclure qu’elle n’était pas une sorcière –puisque sa mère était, encore une fois, la seule personne à laquelle il vouait une confiance aveugle. Cependant, il préférait entendre le compte-rendu de l’entretien par la bouche même de Sarah Geisler avant d’arrêter son jugement.

Le jeune homme répondit vaguement au salut de Cassandra et se planta là, observant et écoutant attentivement l’échange qu’avait la Comtesse de Rodez avec la nonne. Au regard sévère qu’elle lui lança, il la toisa avec défi afin de sauver la face, puis se tassa sur place aussitôt qu’elle eut détourné les yeux.
Ce n’était pas pour cette noble grassouillette, dont le sort le préoccupait peu, qu’il craignait des remontrances; mais bel et bien pour l’interrogatoire qu’il avait mené en tête à tête avec Viviane Valdemar. Peut-être la négociante de tissus n’avait-elle pas encore eu le temps de prévenir sa sœur; mais David craignait que l’affaire, si elle remontait jusqu’à Cassandra (ce qui arriverait à coup sûr), ne le prive définitivement de la possibilité de côtoyer Narcissa. La Comtesse de Rodez n’apprécierait sûrement pas son attitude et il ne se faisait pas d’illusions: le récit de sa sœur, Viviane, serait truffé d’exagérations fausses sur son comportement d’alors.

A sa grande surprise, Aphrodite sembla éprouver autant de réserves envers Cassandra que lui. Elle avait dégluti à son approche et lui parlait désormais d’une voix contrite, méfiante, comme si elle nourrissait de forts soupçons à son égard. David trouva cela étrange mais se souvenait de son visage, brusquement plus fermé lorsqu’elle avait invoqué les Saint-Loup lors de la discussion. Y avait-il entre eux quelque chose que sœur Béatrice ne lui avait pas dit? Sans doute, tout le monde avait son jardin secret.

"A ce propos, j’ai pensé qu’Aphro… que sœur Béatrice pourrait faire ses débuts incessamment sous peu" dit David à Cassandra en éviter soigneusement de croiser le regard de celle-ci. "Ça lui permettrait de prendre ses marques rapidement, et de voir à quoi ressemble un interrogatoire. Pourriez-vous la prendre en binôme avec vous?"

Il espérait que la Comtesse de Rodez allait accepter, ce qui serait déjà une bonne avancée pour sœur Béatrice et permettrait à celle-ci de lui parler de sa demande d’hébergement.

Après avoir renoncé à faire taire immédiatement cette lueur de défi qu’elle lisait dans les yeux du petit Geisler et qui lui donnait plus que jamais l’envie de le remettre à sa place, Cassandra ne se préoccupa plus de lui. Apprendre le nouveau nom de la jeune Carmélite la replongea dans un passé fait de vêpres, de cloches et de sermons. Béatrice... beata. Elle approuva dans un sourire :

- Bienheureuse... c’est un excellent choix.

Peut-être que le nom lui porterait chance dans sa nouvelle vie. Elle espérait sincèrement que la jeune femme s’accommodait bien de la vie au couvent. Son visage semblait serein, quoique troublé en cet instant précis - ça devait être la surprise - et elle n’avait pas l’air profondément malheureux de certaines femmes forcées de prendre le voile. Cassandra lui parla de sa fille avec naturel.

- Narcissa est avec moi, à Forbach. Nous comptons rester ici quelques temps. Elle a beaucoup grandi, elle aussi, mais tu la reconnaîtras sans peine. Pour le moment, elle est très fatiguée, mais ce n’est que passager. Je suis certaine qu’elle sera ravie que tu lui rendes visite.

Manière polie de ne pas mentionner l’horrible épisode de l’Agent du Diable. Après tout, ce n’était pas un sujet de conversation indiqué lors de retrouvailles. Et puis, Sœur Béatrice avait posé une question innocente, qui n’était pas censée appeler le long récit de l’agression, qui ne la concernait en rien. Son sourire se mua en expression de pur étonnement quand elle apprit la raison de la présence de Sœur Béatrice. Elle venait chasser la sorcière ? Mais elle était tellement jeune ! À quoi pensaient ses supérieures, de la laisser sortir du couvent à la période où les femmes de son âge cherchaient un mari ? Réalisaient-elles à quel point il était cruel de laisser autant de tentations à une Sœur qui venait tout juste de prononcer des vœux éternels de chasteté, d’obéissance et de pauvreté ?

Elle ne trouva rien à dire pendant les premières secondes. Le Vatican la mandatait ? L’image qu’elle en avait gardé s’imposa à elle. Non, ça devait être une façon de parler. À son âge, Sœur Béatrice ne pouvait déjà jouer dans cette cour-là. Sa famille n’en avait pas les moyens, ni l’influence. Mais la formulation l’étonnait étrangement. Voulait-elle jeter de la poudre aux yeux ? Ou n’avait-elle simplement pas conscience de la portée de ses paroles ? Et puis, la suite n’était guère plus rassurante... qu’y avait-il à rapporter au Vatican à Forbach ? Était-elle être supposée être l’œil de Rome dans cette ville ? Qu’y avait-il à espionner ? Cassandra n’aimait pas douter, et elle voulait en avoir le cœur net, alors elle demanda poliment, sans mettre en doute ce qui venait d’être dit :

- Voilà qui est inattendu ! C’est une étrange mission pour une si jeune Sœur, mais je suppose que tu dois avoir les épaules nécessaires pour supporter ça, sinon tu ne serais pas ici... D’ailleurs, quel est le nom de la personne qui t’a envoyée ici ?

Le ton n’était absolument pas menaçant. C'était l'expression d'une curiosité, même si au fin fond d'elle-même, Cassandra désapprouvait totalement l'envoi de si jeunes personnes sur le terrain. Avec le nom, Cassandra pourrait situer la personne, et savoir si Rome était véritablement impliquée. Après tout, elle avait connu l’Ordre des Carmélites sur le bout des doigts, et les hauts placés n’étant pas réputés pour céder aisément leur place ; elle était quasiment sûre de faire le lien si le nom venait du Vatican.

Avant que la jeune femme ne puisse répondre, toutefois, David faisait une proposition des plus audacieuses, sans la regarder, d’ailleurs - s’il espérait lui échapper par ce genre de chemins détournés, il allait vite déchanter. Demeurait cependant une question : comment savait-il qu’elle allait interroger la Vicomtesse ? Elle-même était censée être suspecte... N’avait-il jamais douté ? Surprise, Cassandra eut un léger sourire, puis se tourna vers Sœur Béatrice, gardant ses reproches pour plus tard. Pensive, elle déclara, pesant rapidement le pour et le contre :

- Ma foi, je ne vois pas d’inconvénient à ce que tu viennes regarder. Toutefois, je voudrais d’abord que tu ailles voir le Second pour te présenter à lui. La décision finale lui revient.

Il devait forcément y avoir des ordres écrits qu’il convenait de présenter à la bonne personne, et Cassandra n’était pas indiscrète au point de demander à Sœur Béatrice de les regarder elle-même. Et puis, avoir une observatrice ne la dérangeait pas vraiment, surtout si cela pouvait apprendre à une jeune Inquisitrice - et donc fougueuse par nature, comme David et ses petits copains - la mesure et le calme.

Cassandra eut l'air surprise qu'une aussi jeune demoiselle soit envoyée ici, peu après avoir pris le voile. Sa surprise s'intensifia lorsque Béatrice lui annonça fièrement avoir été mandatée par le Vatican. Elle lui demanda alors qui avait décidé de son envoi à Forbach. Béatrice haussa les épaules, répondant simplement :

"Je ne sais pas qui, à Rome, a décidé de ma venue ici. C'est Mère Justine, ma supérieure, qui m'a annoncé la nouvelle, et je suis partie sur le champ, sans même prendre le temps d'emporter des affaires de rechange..."

Ce disant, elle désigna sa petite sacoche de bure. Effectivement, sa tunique de rechange ne serait pas rentrée dans un si petit sac. Elle poursuivit :

"D'après la Mère Supérieure, certaines personnes au Vatican auraient eu vent de mes talents en dessin et auraient décidé de m'envoyer ici pour compléter leurs archives par mes illustrations, ou quelque chose dans le genre... Je n'ai eu aucun détail, je suis dans le flou tout autant que vous."

Mais après tout, elle s'en moquait. Ce qui importait le plus à ses yeux, c'était la liberté (ou plutôt semi-liberté) qu'elle avait gagné alors. Elle était loin des intrigues internes à l'Eglise, sa naïveté et son innocence étaient des armes parfaites pour les hauts placés, qui savaient qu'elle accomplirait son devoir avec le sérieux d'une débutante qui avait tout à prouver.

David avait proposé qu'elle se joigne à Cassandra pour voir comment se déroulait un interrogatoire. Elle lança furtivement un regard noir à son ami.

*Tu aurais pu me demander mon avis, quand même !* pensa-t-elle très fort avant de reporter son regard sur la Comtesse, qui acceptait déjà la proposition de David. Elle émit cependant une condition, tout à fait légitime : Béatrice devait d'abord aller demander l'autorisation au Second. Certes, c'était dans l'ordre des choses, et de toute façon elle avait un courrier à lui remettre. D'ailleurs, il avait déjà reçu la notification de son arrivée, puisque David avait été envoyé la chercher sur la place du marché...

"Oui Madame, j'allais justement le voir."

Elle tira David par la manche.

"Tu viens ? J'ai hâte de rencontrer ton père..."

Elle commença à partir, entraînant David plus ou moins de force... Puis elle se retourna pour faire face une dernière fois à Cassandra.

"Il faudra que je vous parle un peu plus tard, en tête à tête, alors à tout à l'heure !"

Et la voilà qui repartit en direction du bureau de Sébastien Garin, entraînant David dans son sillage... Oui, elle devait discuter avec Cassandra, mettre les choses à plat tout de suite... Mais pour l'heure, il y avait plus urgent...