Père Dipietrano,

Vous ne vous trompez pas : cette lettre émane bel et bien de moi, l’ancienne Mère Mattea, avec laquelle vous vous souvenez certainement avoir mené maintes polémiques et controverses.

Vous devez être surpris par cette missive, tout comme je m’étonne encore de vous l’écrire. Toutefois, les raisons qui me poussent à faire de vous mon interlocuteur prouvent, je pense, l’importance de la situation.

Mon veuvage me permet une certaine liberté de mouvement - et n’allez pas croire que je l’évoque pour vous offusquer, je connais parfaitement votre point de vue sur la question ; il s’agit simplement de remettre les événements en contexte - et je demeure à Forbach, la ville des sorcières, depuis maintenant un peu plus d’un an.

L’Inquisition sur place est toujours aussi efficace, et le fait qu’elle ait démasqué récemment une grande sorcière mettra fin sous peu, je pense, à la nécessité de sa présence en ville. Toutefois, ses rangs ne comptent aucun exorciste, pas plus que des experts en démonologie. Or, la ville est actuellement confrontée à des faits comparables à ceux qui l’ont frappée il y a de cela plus de quinze ans. Mon audace va vous paraître insupportable, comme toujours, parce que je ne suis pas une spécialiste en la matière, mais je suis intimement convaincue qu’il faut voir l’œuvre de Satan dans les troubles qui secouent Forbach.

Un homme dont le pseudonyme est l’Agent du Diable - tout y est dit - sévit et massacre sans pitié bon nombre d’habitants. Toutes les autorités, quelle que soit leur nature, sont impuissantes face à ce cas précis. Pour avoir été confrontée à lui à plusieurs reprises, je me demande sincèrement s’il ne s’agit pas d’un démon majeur, parce qu'il se relève toujours de ce qui aurait envoyé à la tombe un honnête homme. La thématique du choix revient toujours : au-delà de la torture physique, le supposé démon offre souvent à ses victimes un choix terrifiant qui porte sur leurs proches.

Pourriez-vous vérifier dans les archives et dans les ouvrages de démonologie les caractéristiques habituelles de démons majeurs, et voir si une certaine correspondance peut être trouvée ? Quelles preuves de sa nature serais-je dans l’obligation d’apporter pour qu’une demande d’intervention d’exorcistes soit prise en considération ?

Vous devez rire. Mais j’ai appris que vous aviez cédé votre place de secrétaire papal pour une paisible retraite. La seule chose qui m’amène à penser que vous me répondrez est que vous êtes la seule éminence de Rome que je connaisse encore qui ne soit pas liée par de lourdes obligations. De ce fait, peut-être trouverez-vous l’anecdote suffisamment anormale pour mériter quelques heures de votre temps.

Je m’excuse également si la signature vous déplaît fortement ; toutefois, j’estimais que “Mère Mattea” aurait été profondément déplacé.