Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place

Prêtresse

Elle avait fait le chemin à cheval escorté par deux gardes. Sa présence dans les rues à cette heure pouvait être suspecte, mais elle avait jugé cela préférable de se débarrasser rapidement des livres… ou plutôt de les mettre en lieux sûr au plus vite.

On aurait pu penser qu’elle aurait préféré être seule, mais il n’en était rien, Elisabeth sortait toujours escorté, si elle avait failli à cela, les suspicions se seraient transformées en conviction qu’elle tramait quelque chose.

Tous ses choix pour amener la livre, jusqu’à mettre le Livre des Ombres sans plus de protection qu’un linge dans le coffre était parfaitement réfléchi et elle avait une explication pour chacune des questions qu’on pourrait lui poser. Malgré le danger certain qu’elle courrait, elle ne pouvait s’empêcher de penser à sa fille et naturellement au jeune homme avec qui elle l’avait laissée.

Il ne lui avait pas fait mauvaise impression, mais elle avait encore du mal à lui faire confiance, même si sa loyauté était à présent prouvée. Elle ne pouvait s’empêcher de laisser les sentiments de haine qu’elle avait pour Alicia empiéter sur ce qu’elle pensait du jeune homme.

Elle prit une grande inspiration et lança son cheval au trot, la Prêtresse pensait toutefois à son argumentation. Elisabeth avait fait une promesse à sa fille, qu’elle tiendrait quoiqu’il arrive. Mais cela ne dépendait pas seulement d’elle. Lorsqu’elle arriva enfin devant le manoir, elle ne savait toujours pas ce qu’elle allait dire, mais une chose était certaine, elle ne ressortirait pas que la Grande Prêtresse n’abonderait pas en son sens.

Les gardes reçurent l’ordre d’attendre près des chevaux, elle ne serait pas longue, à priori. Puis la Vicomtesse de dirigea vers la porte et fit retenir la cloche pour qu’on vienne lui ouvrir. Europe l’attendait-elle ? Elisabeth avait pris soin ne pas lui donner la date à laquelle Adal et sa fille allaient cherche le Livre et ce pour pouvoir se retourner si cela se passait mal.

L’expédition avait été une réussite, mais malgré cela, il n’y avait pas de quoi se réjouir. Un frisson parcouru l’échine, tout ce qui s’approchait d’Europe était voué au malheur depuis quelque temps. Et celle-ci semblait se complaire dans cette situation, peut-être que le pouvoir de savoir qu’elle pouvait avoir le droit de vie ou de mort sur quelqu’un lui avait fait perdre l’esprit ?

Elle tira de nouveau sur la chaînette et on entendit de nouveaux la cloche rompre le silence du matin. Ce n’était pourtant pas dans ses habitudes de faire preuve d’impatience et tout le monde devait encore être dans les bras de Morphée à cette heure… quoique, peut-être puisque les premiers rayons du soleil n’allai t pas tarder à pointer à l’horizon. La Vicomtesse avait l’impression que le temps était ralenti cette nuit, chaque seconde lui paraissait une éternité, l’attente de sa fille, le voyage jusqu’au Manoir et maintenant devant cette porte.

Sa main attrapa de nouveaux la chaînette, alors qu’elle s’apprêtait à l’actionner une troisième fois, la porte s’ouvrit enfin. Sans trop attendre, elle pénétra à l’intérieur et demanda à voir la maîtresse de maison pour une chose des plus urgente. On la pria d’attendre dans l’entrée… encore une fois elle se retrouva seul dans la pénombre d’une chandelle allumé à la hâte.

*Est-il sorti de sa torpeur, soigne-t-il bien ma fille.*

Son inquiétude était pour Alexandrine et chaque moment où son esprit était libre de pensée à ce qu’il voulait le doute d’avoir laisser sa fille avec quelqu’un d’indigne d’elle l’emplissait.

Finalement, on finit par l’introduire au Salon, où elle posa le coffre sur une table sans trop prêter attention s’il y avait dore et déjà quelqu’un dans la pièce. Si Europe était là, elle saurait ce que contenait le coffre et irait probablement directement voir dans le compartiment secret.

"Bonjour, Europe."

Le ton de la Prêtresse n’avait rien d’amical, il était même tout juste cordiale.

Fugitive

Europe dormait d’un sommeil lourd –le premier vrai sommeil depuis des mois. Assommée par ses soucis, la paperasses, les événements récents et autres préoccupations du même acabit, elle s’était couchée tôt la veille, sombrant aussitôt dans les bras de morphée. Pour une fois, son sommeil avait été sans rêve, et donc réparateur.

Elle fut réveillée avant l’aube par un de ses domestiques; en tirant les rideaux, elle vit par la fenêtre que le ciel palissait à l’est, annonçant les premiers rayons du soleil. Mais qui donc voulait la voir à cette heure indécence? Et pour une fois qu’elle réussissait à dormir! Cela avait intérêt à être important.

La Grande Prêtresse revêtit en hâte des vêtements de nuit plus présentables et descendit au salon. Si les domestiques avaient pris soin de faire rentrer son invité avant même de le demander ou l’annoncer à Europe, c’est que le visiteur devait faire partie du cercle restreint de ses plus proches collaborateurs. Et en effet, lorsqu’elle parvint dans la vaste pièce, la sorcière reconnut instantanément la silhouette familière de sa Prêtresse, debout dans les lueurs du matin qui filtraient par les hautes fenêtres.

"Elisabeth… Bonjour."

Europe s’approcha de son amie. Le matin qui se levait très doucement, cette pièce grande et haute, leur solitude silencieuse; le cadre avait indéniablement quelque chose de très solennel. Cela faisait bien longtemps qu’elle ne s’était pas retrouvée en tête à tête avec sa Prêtresse. Depuis le procès hâtif d’Alexandrine, leurs rapports étaient au mieux cordiaux, mais la plupart du temps lourds et disparates. Elles ne se voyaient que pour les nécessités de la tribu et les formalités d’usage… Elisabeth, de part son vécu et son défunt mari, avait beaucoup trop d’attaches à Olrun pour quitter le clan; mais Europe ne cessait de se demander si, en l’absence de ces attaches, elle aurait renié son appartenance à la tribu après ce procès expéditif. Elle savait qu’Elisabeth lui en voulait personnellement et ne pouvait le lui reprocher. Si Europe avait eu n’était-ce que la certitude que des excuses pourraient arranger les choses entre elles, elle se serait immédiatement excusée; mais ça ne suffirait pas, bien sûr. D’autant que la Grande Prêtresse ne regrettait rien de ce qui avait été fait ce jour-là. Au vu des éléments qui étaient les siens à l’époque, elle estimait avoir tiré le meilleur parti possible des circonstances.

"Que me vaut ta visi…" commença Europe mais elle s’interrompit en voyant le coffre posé sur une des tables. La sorcière lança un regard à Elisabeth, lui posant une question muette. Son amie venait-elle la voir pour lui apporter…? Non… elle n’osait y croire… elle ne voulait pas se faire de faux espoirs, et tomber de haut ensuite. Depuis le procès, Inès surveillait discrètement la famille –et surtout la progéniture- d’Hasbaueur sans que rien de notable ne se passe. Mais… peut-être quelque chose avait-il échappé à la vigilance d’Inès? Après tout, elle avait été accaparée par son entraînement, ces temps-ci…

Europe s’approcha à pas lents; le monde autour d’elle avait cessé de tourner et l’air sembla s’épaissir tandis qu’elle ouvrait le coffre. Une fois le couvercle soulevé, elle papillota des yeux pour être certaine de bien comprendre ce qu’elle voyait. Son cœur tambourina furieusement dans sa poitrine tandis qu’elle retirait le linge, découvrant son contenu.

Le Livre des Ombres.

Le seul, l’unique. L’artefact. L’ouvrage dont la couverture était si noire qu’elle semblait concentrer en son sein l’essence de l’obscurité elle-même. La sueur envahit le front de la Grande Prêtresse qui faillit se laisser emporter par un vertige; mais ce n’était pas le moment de sombrer dans l’inconscience, l’objet de ses convoitises était enfin à portée de main. C’était si inouï qu’elle n’osait pas le toucher, comme ayant peur de profaner quelque chose de sacré. En posant sa main dessus, la sorcière s’attendait presque à voir des éclairs fantasmagoriques jaillir du volume accompagné par un spectre d’Alicia, ou autre artifice du même genre… oui, elle s’attendait à quelque chose de spectaculaire, pourtant l'ouvrage demeura dans sa paume comme n'importe quel livre soumis pareillement aux lois de la physique. A ceci près qu’il projetait une aura dont la densité stupéfia Europe, dépassée par ses émotions conflictuelles.

"C… comment…?"

Comment Elisabeth s’était-elle procuré le Livre des Ombres? C’était du Livre de Lumièredont il était originellement question, et même si elle l’avait espéré de tout cœur, qu’Alexandrine séduise Adal pour récupérer le volume d’Olrun était peu probable. Alors comment? Mûe soudain par un espoir, Europe fouilla le reste du coffre. Et lorsqu'elle ouvrit le compartiment secret, il lui sembla que son cœur chavirait dans un cataclysme de sensations toutes les intenses les unes que les autres.

Elle prit les deux volumes et les tint chacun dans une main, admirant la façon dont ils se repoussaient, s’attiraient et se complétaient comme les deux pôles opposés d’un même ensemble. Ombre et Lumière enfin réunis… enfin côte à côte.

Mais cette fois-ci, du bon côté.

Même si elle ne s’en plaignait pas le moins du monde, le grimoire d’Alicia n’était pas prévu au programme; Europe se doutait donc qu’il avait du se passer quelque chose d’autre. Et à voir la façon dont Elisabeth la fixait placidement, on devinait que sa Prêtresse attendait quelque chose. Europe observa son amie.

"Que dois-je donner en échange?"

Prêtresse

La demande d’Europe la surprit un peu, mais après tout c’était une femme intelligente et effectivement si la Vicomtesse était encore en ces lieux c’était qu’il y avait encore des choses à dire. Elisabeth y avait beaucoup pensé depuis le "procès" d’Alexandrine.

"Je te présente mes excuses Europe."

La Prêtresse d’Olrun fixait son interlocutrice, sûre des mots qu’elle osait enfin prononcés.

"Je me rend compte que je n’ai pas été à la hauteur de la tâche que l’on m’avait confié. Et en perdant Adrien, j’ai veillé sur ma fille et j’ai oublié que vous étiez aussi ma famille."

Elle ne s’était naturellement pas excusée pour n’avoir pas cru dans le plan de la dame, mais pour quelque chose de bien plus ancien.

"J’aurais du veiller sur vous aussi, sur toi, mais je ne m’étais pas rendu compte alors que tu avais besoin de moi."

De la généralité du clan, elle était passée quelque chose de plus personnel ; quelque chose juste entre Europe et elle.

"Je sais que vous étiez fâché lorsqu’il est parti. Mais il attendait juste que tu reviennes et il ne t’en a jamais tenu rigueur… mais il a du te le dire dans sa lettre j’imagine."

Encore aujourd’hui, cela lui était difficile de parler de son amour perdu avec celle qui avait été l’une de ses amies les plus proche. D’ailleurs jusqu'à maintenant le sujet avait été évité. Mais ces mots devaient être dit, ce n’était sans doute pas le meilleur moment, mais il n’y aurait probablement jamais de bon moment pour aborder correctement cette discussion.

"Lorsqu’il est mort, j’ai l’impression que tu penses qu’il est mort pour une cause et qu’après cela, à tes yeux, sacrifier sa vie pour une cause devenait juste et légitime. Mais tu t’es trompé, si Adrien a sacrifié sa vie, c’est uniquement pour sauver une vie, celle d’Alexandrine."

Est-ce qu’Europe comprenait au moins légèrement ce qu’elle voulait lui dire ou était-elle déjà parti trop loin pour prendre pleinement conscience de ces morts dont elle était responsable ? Elisabeth n’aurait su le dire et elle ne cherchait pas à le savoir.

"Ce soir, je te rapporte des choses, certes précieuses, et tu te sens fébriles à leur vu. Mais qu’en est-il des enfants qui ont été les cherché ? Y as-tu seulement pensé ? Visiblement non, puisque tu n’as même pas cherché à prendre de leurs nouvelles ! "

Il n’y avait nulle colère dans sa voix, juste du regret. Celui de n’avoir pas su écouter Europe, elle aussi avait pleuré Adrien et cela avait du être difficile à traversé pour elle aussi. Elisabeth s’était raccrochée à sa fille et en avait négligé son rôle de Prêtresse.

"Tu ne peux oublier que tu es responsable des gens que tu guides, Europe, qu’ils sont ta famille. Et ils ont confiance en toi, arrête de les voir comme des gens que tu peux manipuler, voit les comme des personnes en qui tu peux avoir confiance."

Elle n’espérait pas de changement miracle et si Europe se repentait, Elisabeth penserait sûrement qu’elle ne le faisait que pour abonder dans son sens et se débarrasser d’elle au plus vite et rester seule en compagnie de ses précieux objets... inanimés.

"Je suis désolée de ne pas être venue te voir à sa mort, mais …c’était trop dur !"

Fugitive

Europe était à ce point absorbée dans sa contemplation des deux volumes, en proie à une fascination presque morbide, qu’elle faillit ne pas comprendre le sens des paroles d’Elisabeth. Elle avait tant attendu ce moment! Depuis quinze ans, les sorcières d’Olrun s’acharnaient à échafauder une pléthore de stratégies pour récupérer le Livre de Lumière, et voilà que le Livre des Ombres lui était livré avec, en main propre… Malgré ses efforts, la sorcière ne parvenait pas à détacher son regard des deux grimoires côte à côte, unis et complémentaires dans leur concentré de puissance. Une puissance qui se transmettait à la Grande Prêtresse elle-même; en possession de ces deux livres, elle se sentait soudainement haute, au dessus de tout. Sa plus grande rivale avait consigné dans l’ouvrage de droite les arcanes les plus sombres de la sorcellerie par elle découverts ou réinterprétés; dans celui de gauches, les savoirs ancestraux demeuraient, dans leur plus parfaite neutralité pernicieuse.
A présent, et là était son intime conviction, il n’existait plus aucun obstacle qui puisse se dresser sur la route d’Europe.

Elle leva les yeux lorsque son prénom fut prononcé et son cœur se brisa en entendant les excuses d’Elisabeth, qui n’était pourtant coupable de rien. Ou peut-être que si, mais coupable de si peu de choses par rapport à Europe elle-même… Certes, la Prêtresse d’Olrun avait délaissé la tribu à laquelle elle appartenait, mais ses motifs étaient légitimes: la protection de sa fille, une âme pour laquelle Adrien avait fait don de son existence. Lorsqu’Elisabeth prononça le nom de son défunt époux, Europe sentit ses jambes trembler et dut lutter pour ne pas fondre en larmes. Ces paroles, cela faisait quinze ans qu’elle espérait les entendre. Pourtant, jamais Elisabeth et elle n’avaient vraiment pris le temps d’en discuter. Sans doute aurait-ce été trop douloureux, le souvenir d’Adrien demeurant à fleur de peau; mais le temps n’avait pas cicatrisé cette blessure pour autant.

Je suis désolée de ne pas être venue te voir à sa mort, mais …c’était trop dur !

La gorge d’Europe était obstruée par une énorme boule, et elle clignait furieusement des paupières pour s’empêcher de pleurer. Jamais en se levant dans la précipitation ce matin, elle n’aurait cru avoir le cœur si lourd. La plus touchée par la mort d’Adrien avait bien sûr été Elisabeth, sa femme. Pourtant Europe, loin de soutenir son amie comme il convenait, s’était murée dans sa propre tristesse alors qu’elle n’était même pas la plus concernée. Depuis lors, Adrien était sa plus grande faille. Nombre de sujets laissaient la sorcière impassible, mais il suffisait de prononcer le prénom de l’ancien Prêtre d’Olrun pour lui donner envie d’éclater en sanglots.

Europe prit le temps de poser les livres sur la table et s’approcha d’Elisabeth. Elle voulait la regarder dans les yeux pour prononcer ces propos. Elle voulait que son amie sache sa sincérité.

"Ne prends pas ombrage de mes propos, je t’en prie.. ils ne contiennent pas le reflet de mes sentiments profonds, juste de la technicité. Et tu n’as à t’excuser de rien car tu n’es pas responsable de mes écarts… Je me fourvoie sans cesse. Mais j’ai la chance d’avoir des amies pour me le rappeler."

Comment le souvenir d’Adrien pouvait-il être encore si douloureux? C’était une plaie à vif qui ne s’était jamais refermée. Pourtant en cet instant, Europe se sentait mieux. Car en parler avec Elisabeth lui avait permis d’exorciser une infinitésimale partie de son chagrin. A présent, peut-être se sentait-elle un peu plus légère… Un tout, tout petit peu plus.

"Je n’ai pas demandé des nouvelles de ces enfants car je savais même pas qu’ils étaient allés chercher les grimoires. Après tout, tu t’es opposée à cette idée. Tu pouvais très bien avoir trouvé une autre solution, que sais-je... Les circonstances de la récupération du Livre de la Lumière me sont d’autant plus inconnues que tu me rapportes en même temps le grimoire d’Alicia. Je ne m’en plains pas, mais j’aimerais que tu m’expliques tout, car j’ai besoin de savoir comment les choses se sont passés… et le prix à payer pour un tel présent."

Prêtresse

Elisabeth ne savait pas si elle pouvait croire Europe, après toutes ces manipulations, pouvait-elle encore lui faire confiance. Le Prêtresse ne savait plus trop ce qu’elle devait penser de tout cela. Pourtant, elle était certaine de l’attachement qu’avait Europe pour son mari et pour toutes les deux, la blessure était encore béante, du moins c’était ce qu’Elisabeth évaluait au vu du comportement de son interlocutrice.

Elle fut satisfaite de compter encore parmi les amies d’Europe. Lorsqu’elle avait quitté le Procès, elle s’était pourtant dit que c’était la dernière fois qu’elle laissait la Grande Prêtresse faire son cirque et manipuler tout le monde à sa guise. Mais elle ne pouvait résolument pas être fâchée longtemps avec la dame. Cela aurait été comme renier une partie d’elle, partie qu’elle avait en commun avec Adrien. Et puis malgré tout ce qu’elle avait pu faire, Europe restait celle avec qui elle partageait la perte de l’être qu’elle aimait le plus au monde, encore aujourd’hui.

la question la surprise, Europe voulait savoir pourquoi ? Quelle importance, pourquoi voulait-elle savoir ce qui s’était passé, maintenant que les jeunes gens étaient sains et saufs ? Comment Europe avait-elle pu se perdre autant sans qu’Elisabeth qui se prétendait son amie ne fasse quoique ce soit. Les secrets qu’elle partageait avec sa fille leur appartenaient et elle n’avait aucune envie de mettre la Prêtresse au courant de ce qui avait été convenu.

Aussi lorsqu’elle reprit la parole, elle alla à l’essentiel en ne mentant que par omission.

"Je ne sais pas ce qui s’est passé ce soir. Alexandrine a réglé seule cette histoire, en personne adulte confronté à un problème… et elle l’a fait en suivant les convictions de son père."

Ses yeux passèrent furtivement sur les grimoires.

"Et je ne sais pas comment ils ont récupéré les deux livres. Mais la connaissant, je pense qu’elle a pris le livre des Ombres par mégarde pour le livre de lumière et qu’elle l’a ramené, puisqu’elle a vraisemblablement été séparée de Adal à un moment ou à un autre de cette excursion."

Son interlocutrice n’avait pas relevé la première fois lorsqu’elle avait parlé « des » enfants. Maintenant, il était clair qu’Adal avait joué un grand rôle dans la récupération du livre. Du moins, Elisabeth l’espérait, toutefois pour en être certaine, elle le dit explicitement.

"Adal est notre invité, à Alexandrine et à moi, visiblement cela ne s’est pas passé comme prévu et il ne peut plus retourner parmi le Lys. De toute façon, je pense qu’il n’en a plus envie."

Elle tut naturellement le fait qu’il soit amoureux de sa fille, après tout Europe connaissait déjà cette partie de l’histoire. Son cœur se sera toutefois, car ce qu’elle avait ce soir dans le regard de son ange, s’approchait de l’expression qu’avait son défunt mari lorsqu’il la regardait elle. Aussi, la Prêtresse savait que le cœur de sa fille battait probablement aussi pour le garçon. Elle n’avait jamais imaginé la laisser partir avec un des fils d’Alicia. Pourtant ce soir, alors que le jeune homme était dans la détresse, elle l’avait aidé, finalement, elle ne devait pas être si différente de sa fille ou d’Adrien. De loin c’était facile pour elle de dire qu’elle détestait l’engeance de la Meneuse du Lys, mais une fois en chair et en os devant elle, elle avait été incapable de le haïr !

Oui, elle savait à présent ce qu’elle allait demander à Europe pour lui avoir rapporté les livres…

Fugitive

Parler d’Adrien au bout de tant d’années s’était finalement révélé similaire à crever un abcès purulent: ç’avait été très douloureux, mais salvateur. Nonobstant, Europe voyait bien que son amie avait du mal à croire en la véracité et la sincérité de ses paroles. Elle ne pouvait décemment le lui reprocher. Perdre la confiance que les gens avaient en vous… sans aucun doute était-ce là le revers de la médaille, le prix pour s’être montrée manipulatrice. Mais pour l’heure, un tel détail était subsidiaire. Oui, ce qui comptait était ce lien reliant encore Elisabeth et Europe, un lien qui n’avait pas disparu malgré les années: car devant la perte d’Adrien, elles avaient été deux âmes unies par la douleur.

Les explications de sa Prêtresse surprirent Europe, qui s’était attendue à un récit détaillé tout en redoutant d’avance sa nature mélodramatique. Pourtant, Elisabeth éluda en partie la question avec une réponse évasive, se contentant de dire qu’elle n’était pas au courant de grand-chose. Etait-ce vrai? Comment Alexandrine avait-elle pu cacher à sa mère le déroulement de son expédition? A moins qu’elle n’ait tout simplement pas eu le temps de la lui raconter… oui, ce devait être ça: l’aube était à peine levée, Elisabeth s’était sûrement précipitée au manoir pour transmettre les grimoires au plus vite. Cela signifiait donc qu’Alexandrine avait désobéi à sa mère, en allant chercher le Livre d’Olrun… Europe ne s’attendait pas à un tel cran de la part de la petite. Mais celle-ci n’était pas seule: il y avait cet Adal dans l’histoire… peut-être que finalement, son plan de faire naître un rapport de séduction entre les deux jeunes gens avait-il vraiment fonctionné, malgré eux. Peut-être étaient-ils tombés amoureux.

C’est en tout cas ce qu’Europe déduit des hypothèses émises par Elisabeth sur le déroulement des opérations… et plus encore de l’éclat fugitif, presque imperceptible, qui passa sur le visage de son amie lorsqu’elle se tut. Malgré elle, et presque inconsciemment, la dirigeante d’Olrun sentit une once de fierté l’envahir. Ah! Tout le monde avait critiqué son procès expéditif et son plan de séduction; sauf que les deux jeunes gens (du moins le croyait-elle) avaient vraiment fricotté l’un avec l’autre! Et non seulement le grimoire de la tribu était de retour, mais avec en prime celui d’Alicia! Ses consœurs pouvaient critiquer bien ses décisions à outrance; même si ses méthodes n’étaient pas éthiquement irréprochables, au moins, elle obtenait du ré-sul-tat!!

Europe prit quelques secondes pour organiser ses idées. Car au vu des récents événements, il fallait dès maintenant prendre des décisions importantes –la première concernant évidemment le rejeton d’Alicia.

"Elisabeth… il est amoureux de ta fille, c’est ça?" de la voix de la Grande Prêtresse filtrait une compassion non-feinte: elle comprenait les inquiétudes qui agitaient son amie. Après tout, aucune sorcière d’Olrun n’aurait aimé voir sa progéniture être courtisée par le fils de la Meneuse… Et Europe n’était pas bête; elle avait compris où Elisabeth voulait en venir. Même si un tel souhait n’était pas encore formulé à voix haute, il était évident.

Elle voulait qu’Adal puisse intégrer la tribu d’Olrun.

En elle-même, Europe dut se faire violence pour ne pas crier un « NON » catégorique. Ç’aurait été le réflexe le plus évident, plus spontané encore qu’une pensée cohérente: après tout, ce môme était l’engeance du démon. Il était nécessairement, intrinsèquement maléfique. La sorcière avait déjà entendu les nombreuses rumeurs concernant les relations louches qu’entretenait Alicia avec ses fils, dont l’un était plus que chouchouté et l’autre plus que délaissé; cependant, elle n’y avait jamais porté le moindre jugement de valeur, car tout cela ne l’intéressait pas. Les enfants de la Meneuse étaient, par principe, les relais de son œuvre, les repreneurs du flambeau, l’extension de sa main diabolique; et ce par leur seule ascendance, c’est-à-dire qu’ils en aient conscience ou non. Introduire un tel virus au sein de la tribu serait tout bonnement suicidaire.

Mais…
Mais ne pas le faire n’était-il pas également dangereux?

Pendant de très longues minutes, Europe garda le silence. Elisabeth dut sentir qu’elle était en proie à un intense débat intérieur et ne l’interrompit pas, ce dont la Grande Prêtresse lui fut reconnaissante. Enfin, la dirigeante d’Olrun releva la tête et coula un autre regard sur les deux ouvrages qui reposaient tranquillement, côte à côte dans la lumière du matin.

"Tu peux dire à Adal qu’il peut dès à présent intégrer le clan. D’aucuns penseront qu’il a mérité de trouver un refuge, après avoir trahi son propre camp… Comme tu t’en doutes, je me fiche complètement de ces considérations morales. Tu peux toujours me le reprocher, mais je me concentre désormais uniquement sur l’aspect pragmatique de la situation: la protection d’Olrun et de ses membres. Si il a vraiment trahi le Lys Noir, Adal va devenir un cible vivante à partir d’aujourd’hui. J’informerai donc dès ce matin nos sœurs qu’il bénéficie de ma protection expresse. Je crains dans le cas contraire, que nos ennemis ne se servent d’Alexandrine, pour atteindre Adal à travers elle. Elle risque d’être plus en danger que d’habitude dans les temps prochains, mais il n’y a aucun conseil que je puisse te donner que tu ne saches déjà, en tant que mère, concernant sa protection… Ah oui, aussi, dès qu’il sera prêt et remis de ses émotions, j’aimerais avoir un entretien personnel avec ce jeune homme… je te serai infiniment reconnaissante de lui transmettre ce message."

Europe avait peut-être l’air de mentir sur ce discours, mais ce n’était pas du tout le cas: elle admettait finalement l’entrée d’Adal au sein d’Olrun de bonne grâce. Après tout, quoi de mieux pour épier les moindres mouvements de quelqu’un, que de l’avoir sans cesse dans son champ de vision? Elle pourrait le surveiller beaucoup plus facilement ainsi. Et l’arrivée d’Adal pourrait peut-être leur servir, dans l’hypothèse (bien qu’improbable) que les membres du Lys Noir tentent une action ratée de meurtre ou de kidnapping… l’occasion de capturer ou de faire tomber un de leurs ennemis ne serait pas gâchée si elle se présentait! Mais dans tout cela, restait le plus important: en terme de renseignements à fournir à sa nouvelle tribu, Adal était une vraie mine d’or…

Prêtresse

Elisabeth senti t les réticences d’Europe, ou plutôt elle les imagina. Elle avait eu les mêmes, mais au final, elle se rendait compte que c’était Alexandrine qui avait eu raison. Elle aurait aimé que la Grande Prêtresse soit plus ouverte, mais c’était naturellement trop demander après tout ce qui s’était passé. Il était normal de détester Alicia de Sarrebourg, mais il n’en allait pas de même pour ses fils qui étaient aussi celui du Comte.

Mais elle préféra se taire pour l’instant, le fait que son amie soit presque choquée que le jeune homme soit réellement amoureux de sa fille faisait naître une sourde colère en elle. Et pourtant cette réaction qu’elle reprochait à son amie, n’avait-elle pas eu la même ? A présent, sa réaction était par conséquent bien hypocrite ! Elle mit un peu d’ordre dans ses idées tout en continuant d’écouter son interlocutrice, mais ce qu’elle entendit ne la calma pas, bien au contraire.

Elle crispa sa main sur le dossier du fauteuil. D’ordinaire, elle aurait retenu son geste, mais en présence d’Europe seulement, elle pouvait faire fi des carcans mondains habituels.

"Ne t’inquiète pas trop pour leur sécurité, je pense qu’ils sont assez grands pour avoir envisagé ce qu’il va se passer maintenant. Et puis n’oublie pas qu’Adal est également le fils du Comte qui partageait pour beaucoup les valeurs d’Adrien."

Sa voix était un peu plus froide qu’elle ne l’aurait voulu, mais en réalité elle s’inquiétait également pour Alexandrine. Elle voulait croire dans les mots qu’elle venait de prononcer, elle savait néanmoins que c’était Europe qui avait raison et que les jeunes gens auraient besoin de toute l’aide que ceux du Clan pourraient leur apporter.

Mais c’était le point suivant avait attisé sa colère, ou peut-être juste qu’elle était furieuse contre elle et que c’était Europe qui en faisait les frais ?

"Le fait qu’il puisse intégrer le clan me semble normal puisqu’il a probablement risqué sa vie, qu’il a défendu celle de ma fille et que c’est lui qui a rapporté le livre de Lumière. Alors ce n’est pas là ce que j’ai à te demander puisque c’est le moins que nous puissions faire pour lui que de l’accueillir dans notre famille. D'ailleurs il va probablement rester dans nos appartements."

Elle fit une courte pause, quelle que soit la réaction d’Europe, Elisabeth était bien décidée à ne partir de cette demeure sans avoir obtenu ce qu’elle voulait.

"Il serait peut-être temps que tu nous fasses un peu confiance. Puisque je suis plus que directement concernée, je voudrais que ce moi qui fasse l’entretien personnel d’Adal, seule."

Europe ne pouvait pas avancer le fait qu’Elisabeth ne serait pas objective, puisque celle-ci savait garder la tête froide et ce qui venait de se passer lui avait ouvert les yeux sur le fait qu’Alexandrine pouvait se débrouiller seule –dans une certaine mesure. Du coup Elisabeth avait décidé d’endosser de nouveau pleinement ses responsabilités vis-à-vis de son clan… de sa famille.

Fugitive

Au fil de la discussion, Europe acquit l’intime conviction qu’Elisabeth avait tendance à rejeter sur elle les conséquences de ses propres colères et de ses propres angoisses. C’était compréhensible, puisqu’au moment où la femme de feu le Vicomte devait enfin avoir appris à accepter Adal, Europe venait en rajouter une couche et faire remonter ses doutes intimes à la surface… pourtant, la Grande Prêtresse en fut profondément vexée et se mura dans le silence, le visage fermé, se contentant d’écouter les paroles de son amie. Ce n’était pourtant pas de sa faute si le rejeton d’Alicia tournait un peu trop autour d’Alexandrine, et encore moins si une demi-tonne de soupçons pesaient sur les épaules de cet adolescent! Elisabeth ne pouvait lui reprocher une réaction qu’elle-même avait eu auparavant.

Tout en écoutant les propos de son amie, Europe caressa distraitement et du bout des doigts les couvertures des deux livres. Elle fut sur le point de répliquer quelque chose mais se retint. En effet, elle ne partageait pas du tout le point de vue d’Elisabeth. Non, il n’était pas normal que ce jeune homme rejoigne la tribu, même après avoir tué sa mère et son frère. Cela n’avait jamais été prévu, il devait assumer seul les conséquences de ces actes, et ce n’était sûrement pas quelque chose comme un matricide qui lui ouvrirait les portes d’Olrun! De plus, Europe venait clairement de préciser qu’elle se fichait comme d’une guigne de ses préoccupations d’ordre moral, totalement subsidiaires en cet instant. Non, la seule chose qui assurait un ticket d’entrée à cet adolescent était l’apport des grimoires. Cela, c’était une preuve tangible et matérielle, comme les aimait –et les voulait- Europe.

Maintenant, si il plaisait à Elisabeth de l’accueillir chez elle et à plus forte raison, au sein de sa famille, libre à elle. Elle ne devrait cependant pas dire qu’on ne l’avait pas prévenue au moment où Adal se révélerait être un traître et les égorgerait pendant la nuit. Mais même cette éventualité, la Grande Prêtresse l’avait prévue –d’où sa volonté de garder constamment un œil sur le fils d’Alicia. Elle interviendrait alors, sauverait les vies de son amie et de sa fille, et tout le monde pourrait de nouveau voir, encore, que la femme soi-disant manipulatrice avait finalement eu raison sur toute la ligne et qu’elle ne cherchait qu’à protéger ses consœurs…

Ah la la. Que c’était compliqué de diriger un clan de sorcières.

"Puisque tu le dis" se contenta-t-elle de conclure d’un ton sombre, les mâchoires serrées.

La requête d’Elisabeth la surpris et l’ennuya. En effet, Europe n’avait pas prévu du tout une telle revendication, qui n’allait pas franchement dans le sens de ses affaires… c’était même le contraire: elle était un peu bloquée. Si elle refusait, elle perdrait sans doute tout crédit en tant que dirigeante vis-à-vis de son amie, car cela révélerait un manque de confiance. Si elle acceptait en revanche, elle craignait qu’Elisabeth soit beaucoup trop coulante envers Adal, ce qui semblait déjà être le cas.

"De quoi as-tu peur? Que je le poignarde à cause de son ascendance si je me retrouve seule avec lui?" L’humour noir de la Grande Prêtresse ne trouva pour écho aucun rire ni sourire, ni chez Elisabeth ni chez elle. Cependant la question n’avait pas été posée pour plaisanter. Elle en dissimulait une autre, une vraie, à laquelle Europe voulait que son amie répondre. Oui, pourquoi voulait-elle se charger seule de l’interrogatoire d’Adal?

"Très bien, puisque tu considères cela comme une preuve de ma confiance… procèdes donc à l’entretien d’Adal! Mais j’aimerais s’il te plaît, que tu m’en fasses un compte rendu très détaillé. J’ai besoin de savoir ce qu’il s’est passé. Tu peux comprendre ça? (Elle marqua une pause). Et j’aimerais également, s’il te plaît, que tu lui fasses comprendre une chose: il fait dorénavant partie d’Olrun parce que nous le tolérons. Tu trouves peut-être normal qu’il ai sa place ici, mais moi pas. D’ailleurs, je pense que la majorité du clan sera de mon avis et je te conseille de préparer tes arguments pour répondre à leurs questions, qui risquent d’être particulièrement virulentes."

Prêtresse

"Je dois dire que je suis surprise par ta réponse, enfin au moins une partie de celle-ci, celle qui m’accorde le droit de procéder à son entretien."

Pour être surprise, Elisabeth l’était, elle s’était attendue à tellement de résistance face à cette demande. Au final Europe cédait sans combattre ? Elle ne pouvait s’empêcher d’avoir quelque soupçon et de penser que son amie avait autre chose en tête ? Peut-être bien, mais en attendant ne devrait-elle pas se contenter de cette réponse. Mais cela n’était pas son genre et Elisabeth était satisfaite de ce premier pas. Après tout elle ne risquait rien à tenter sa chance et à demander un peu plus ! Mais pas maintenant…

"Je sais que tu as peur que je sois trop « gentille » avec lui, mais c’est tout le contraire. Crois-moi, il en va de la sécurité de ma fille. Contrairement à ce que tu sembles pensé, le fait que je me tienne à l’écart depuis quelques temps ne veut pas dire que j’ai perdu mon aptitude à juger les gens et déceler leur mensonge !"

Elle soupira et alla prendre place dans un élégant mais non moins confortable fauteuil. Ignorant le fait qu’elle venait de se justifier inutilement, Elisabeth se demanda si elle devait avoir peur du fait qu’Europe n’arrivait pas à se détacher des livres.

"Peut-être qu’à l’avenir, tu pourrais confier certaines responsabilités à tes prêtresses."

Le pouvoir était un poison et la Vicomtesse espérait aider Europe à s’en débarrasser cela prendrait probablement quelque temps. Mais Elisabeth était patiente et elle avait grand espoir de réussir.

"Je sais que tu veux tout diriger, c’est rassurant de se dire qu’on contrôle tout. Mais aussi totalement faux."

Elisabeth se tut, souhaitant qu’Europe vienne la rejoindre au salon. Cela montrerait qu’elle avait un tant soit peu compris les allusions qu’elle lui faisait. En même temps, la Prêtresse n’y croyait pas vraiment. Mais après tout, les gens avaient tendance à la surprendre ces derniers temps.

En fait, elle n’aurait peut-être pas dû rendre les livres aussi vite. Un sentiment peu familier, mais plutôt agréable l’envahie alors qu’elle posait son regard sur ces ouvrages occultes. Était-il prudent de laisser tout cela dans les mains d’une seule et même personne ? Europe avait la tête sur les épaules et un grand esprit, alors Elisabeth trouvait cela inutile de s’inquiéter. Pourtant c’était comme une seconde nature de s’inquiéter pour l’avenir, ou même juste pour ses amies… ou peut-être juste enviait-elle la place de celle-ci ? Elle devait se rendre à l’évidence que ce poison faisait aussi son chemin dans son esprit. Mais elle était suffisamment forte pour ne pas céder au sirène du pouvoir qui lui tendait les bras.

Fugitive

"Que veux-tu, je suis une femme pleine de surprises…" se contenta de déclarer Europe d’un air sombre lorsque son amie lui fit part de son étonnement. "Je ne doute pas de ta faculté de discernement. Et puisque tu m’assures que tu ne seras pas partiale, soit."

La Grande Prêtresse laissa un instant son regard dériver et se perdre dans le paysage observable depuis la fenêtre; elle se sentait un peu vexée. Elisabeth avait des a priori sur elle et avait du mal à lui faire encore confiance; cela, Europe pouvait le comprendre… mais il fallait savoir. Lorsqu’elle ne faisait pas les choses au goût de son amie, cette dernière était mécontente. Et lorsqu’elle faisait les choses au goût de son amie, cette dernière était mécontente quand même! A force, la sorcière ne savait franchement plus sur quel pied danser.

Elle finit par imiter Elisabeth et s’assit sur l’accoudoir d’un divan en poussant un soupir. Sa Prêtresse était venue certes pour lui rapporter les Livres mais aussi pour lui demander des comptes. Europe ne pouvait lui en vouloir, car elles auraient du avoir cette discussion depuis longtemps… mais l’interrogatoire commençait à s’éterniser et la sorcière était un peu agacée. Elle n’avait jamais eu la prétention et encore moins le sentiment de tout contrôler, non. Au contraire, les événements échappaient systématiquement à son contrôle depuis près de vingt ans et c’était d’ailleurs cela la cause de ses malheurs. Si vraiment elle avait voulu tout contrôler, elle serait devenue une despote mégalomane qui ne serait sûrement pas assise là en train de bavarder tranquillement avec Elisabeth! Non, elle pouvait devenir bien pire que cela, empoisonner l’existence à sa tribu, diriger ses sœurs d’une main de fer… mais elle ne le faisait pas, car ce n’était pas dans sa nature. Et cela, ses Prêtresses et amies avaient tendance à l’oublier.

"Je sais ce que tu penses" dit-elle simplement en surprenant Elisabeth fixer les Livres. "Que tu n’aurais pas dû me les confier et que je vais dégénérer. Laisse-moi te dire que si tel était le cas, je n’aurais même pas pris la peine de parler avec toi; je serais partie directement avec les Livres à peine en main, et t’aurais congédiée sans plus de façons. Alors tu vois, je ne suis pas si obnubilée par le pouvoir."

C’était en partie faux car le pouvoir était une drogue pour Europe et la tentation de partir sur le champ s’enfermer avec les Livres pour les éplucher était dévorante; mais pas au point d’occulter son discernement. Elle était toujours une personne un minimum saine d’esprit, du moins l’espérait-elle.
La sorcière passa une main dans ses cheveux pour remettre en place ses anglaises défaites par le sommeil. Il y avait ces Livres… Ombre et Lumière. Chacun symbolisant les dimensions opposées du temps, le devant et l’arrière, l’avant et l’après. Et il n’y avait que la réunion des deux qui pouvait les faire avancer vers le futur. L’ombre et la lumière se réunissaient en une fusion parfaite et antithétique au Crépuscule, là où le soleil sombrait dans les abîmes afin de laisser le champ libre aux ténèbres pour envahir le monde… Alicia s’y était consacrée, mais elle avait oublié qu’il existait dans une journée un autre moment où ombre et lumière se mêlaient pareillement de manière intrinsèque… L’Aube, la renaissance, le début de quelque chose de nouveau.

"Oui, je sais que je peux compter sur toi, Inès et Viviane, et que je peux déléguer de temps en temps… mais je demande un peu de confiance en retour. Bon sang, je comprends que vous n’aimiez pas mes méthodes, mais vous savez pertinemment que j’agis dans l’intérêt du clan et que je ne le trahirai jamais!! Si tu n’as pas confiance en la personne d’Europe, ai au moins confiance en la Grande Prêtresse."

Prêtresse

Elisabeth sourit au dernier propos d’Europe.

"C’est plutôt le contraire en fait. J’ai confiance en la personne d’Europe et me méfie malgré tout de la Grande Prêtresse, de ses décisions surtout. Je pense d’ailleurs que si nous ne savions quel genre de personne tu étais, le clan ne t’aurait pas été confié. Je sais que toi tu penses que je ne suis pas d’accord avec ce que tu fais. Tu as partiellement raison j’imagine. Mais je conçois parfaitement que tu agis dans l’intérêt du clan et jamais pour une seule personne, ni même pour obtenir plus de pouvoir. Inès, Viviane et moi sommes également là pour te servir de garde-fou, aussi c’est parfois notre rôle que de te dire ce qu’il en est, tout en pliant à ta décision au finale."

Cela n’était pas tout à fait vrai, il y avait une seule et unique fois où Elisabeth ne se serait pas plier à la volonté de la Grande Prêtresse si elle avait participé à cette décision : lorsque ses sœurs avaient péries pour avoir tenté de récupérer le livre de Lumière en jetant un sort collectif. Mais c’était la raison pour laquelle, Europe avait choisi de passer à l’action lorsque la Vicomtesse était absente de la ville. Qu’importe, elle ne lui en voulait pas, plus maintenant. Ces paroles l’avait apaisée et mis fin à sa rancœur envers la femme qui s’était finalement éloignée de la source de pouvoir.

"Ce n’est pas de toi que je dois me méfier lorsque mes yeux se posent sur ces ouvrages, mais bel et bien de moi !"

Cela sonnait comme un aveu, Elisabeth ne briguait absolument pas la place d’Europe et elle ne l’enviait pas non plus. Le pouvoir était quelque chose d’insidieux, auquel elle pouvait succomber. C’était un trait de caractère qu’elle enviait à Europe, de pouvoir garder la tête sur les épaules malgré tout. La Grande Prêtresse avait le mauvais rôle, en quelque sorte, alors que les Prêtresses trouvaient plus facilement grâce aux yeux des membres du clan. Naturellement, malgré cela, tous dans la tribu d’Olrun savaient qu’Europe était la personne adéquat pour les guider, et même si cela avait pu effleurer l'esprit de quelques-uns de remettre cela en question, son interlocutrice avait les mots pour faire en sorte d’apaiser les esprits.

Après tout, la plus grande peur d’Elisabeth était de finir comme Alicia. Le pouvoir l’avait tellement corrompu, qu’elle en avait oublié ses enfants. Elle n’avait pas vu ce qu’il portait en eux, ni pour Amaël, ni pour Adal.

Elle se leva se dirigeant vers Europe, ses idées étaient claires pour la première fois depuis bien longtemps. Elisabeth prit doucement Europe dans ses bras.

"Je suis contente que nous ayons eu cette conversation."

Puis elle rompit le contact, par ce simple geste, elle avait l’impression de revenir à la vie. La Vicomtesse avait réussi à se sortir de la torpeur dans laquelle l’avait plongé la mort d’Adrien, mais elle n’était jamais retournée au monde. Viviane, Inès et les autres, ils avaient tous tissé des liens. Liens que n’avaient plus Elisabeth, mais elle allait reprendre pied à partir de maintenant.

"Je vais y aller, la nuit a été longue tout du moins pour moi. Je reprendrais contact avec toi dans la soirée pour te rendre compte de l’entretien que j’aurais eu avec Adal."

Elle se dirigea vers la porte, mais avant de clicher la poignée, la Prêtresse se tourna vers son interlocutrice.

"Si on pose des questions, dis que j’ai retrouvé quelque chose dans les affaires d’Adrien qui t’était destiné et que j’étais trop bouleversée pour attendre avant de te l’apporter."

Et puis elle franchit la porte, Elisabeth n’avait pas besoin d’être raccompagnée, elle connaissait les lieux. Lorsqu’elle prit place sur sa monture, elle n’aspirait plus qu’à un repos bien mérité.

Fugitive

Europe fut rassurée par le discours d'Elisabeth, rassurée de voir que malgré tout, ses Prêtresses demeuraient derrière elle. Après tout, ce n'était pas parce que ses amies avait une opinion dissidente qu'elles ne soutiendraient pas Europe et ne se rallieraient pas finalement à la majorité... celle-ci l'avait certes un peu oublié ces derniers temps. Elle se promit de faire plus d'efforts, d'être plus à l'écoute.

"Merci, tes paroles me touchent, et me parlent plus qu'à quiconque."

Le regard d'Elisabeth se posa ensuite sur les Livres et elle avoua avec une désarmante franchise avoir peur de succomber au pouvoir des deux ouvrages. Europe en fut à la fois surprise et pas du tout étonnée. Surprise, car une telle confidente était étonnante de la part de l'épouse de feu le Vicomte, une femme qui avait la tête sur les épaules, un bon sens logique, forte et raisonnable. Et peu surprenant à la fois car après tout, nul n'était à l'abri de l'attraction du pouvoir... l'on avait chacun une part de ténèbres. L'humain n'était qu'un clair-obscur, terrain d'une lutte perpétuelle entre le noir et le blanc qui se fondaient pour faire naître une infinité de nuances grisâtres. Succomber à la tentation, aux démons, au vice, était à la fois la chose la plus condamnable et la plus compréhensible de ce monde. Et c'est pourquoi il était important selon Europe que le pouvoir soit toujours détenu par des gens certes compétents, mais qui ne l'avaient pas recherché. Ce ne fut pas le cas pour le Lys Noir, ce qui conduit au caractère despotique de la tribu nouvelle-née.
Malheureusement, ce n'était pas le cas non plus pour Olrun.
Mais Europe ne se laisserait pas corrompre par les ténèbres si facilement.

"Moi aussi" confia la Grande Prêtresse à son amie en lui rendant son étreinte. "Je compte sur toi."

Elle laissa Elisabeth s'en retourner, rassembler ses affaires et sortir de la maison. Une fois seule, Europe prit le temps de regarder le fiacre de sa Prêtresse s'en aller en cahotant sur le sentier de graviers, jusqu'au portail principal au-delà duquel il disparut finalement. Alors seulement, la dirigeante d'Olrun se saisit des Livres et se cacha dans l'endroit le plus reculé, secret et isolé de son manoir, avec pour seule compagnie les deux ouvrages, une lampe, une plume et un encrier. Il ne fallait pas perdre trop de temps. Car dans les jours à venir, une lecture intensive l'attendait...