À Cassandra de Saint-Loup
Château de Frauenberg

Ma chère fille,

J'ai écrit cette lettre dès que j'ai reçu le faire-part imprimé par Théophile pour les obsèques de Nicolas – que Dieu ait son âme. Premièrement, je voudrais revenir sur les circonstances du décès : il s'agit d'un accident de chasse, et mon fils est mort sur le coup, sans souffrir, de la charge d'un sanglier. Je suppose qu'au vu de la vulgarité de Théophile ces derniers jours, il n'a pas daigné vous en informer. Marguerite est celle qui souffre le plus, mais j'ai bon espoir qu'elle reprenne goût à la vie. En ce qui me concerne, je prie pour que la lignée ne s'éteigne pas : ayant épousé un Comte, étant la mère des deux suivants, je ne puis que me lamenter de la brièveté de leur vie. Nicolas était un homme bon, à l'instar de son père et de son frère aîné ; il laisse Rodez dans une situation aussi dramatique qu'inattendue.

Théophile et Armand ont assisté à cette chasse, et ils ont assisté à la mort de leur père. Armand refuse de quitter sa chambre, et le fardeau des Comtes est trop lourd pour les jeunes épaules de Théophile. C'est à peine s'il a pris le temps de pleurer son père : le sens du devoir a tellement été martelé qu'il a déjà repris les affaires courantes. En quelques jours, il a durci la politique habituelle de Rodez. Il s'est défait de tous les Conseillers dont Nicolas s'était entouré et a pris beaucoup de distance avec le reste de la famille. Moi-même, je n'ai plus son oreille. Seule Marguerite pourrait encore exercer une certaine influence sur lui. Or, elle garde le lit et s'est coupée du monde. Votre beau-frère, le Vicomte de Montfort, qui a le tempérament et l'âge nécessaire pour le remettre à sa place, se trouve actuellement à la Cour du Roy et ne peut en aucun cas écourter son séjour, même pour les funérailles. Seules Héloïse et sa fille feront le déplacement. Théophile n'a pas surmonté sa douleur de perdre son père. Et il se noie dans le respect des règles. Je crains fort que votre origine ne soit devenue une ombre dans le tableau parfait qu'il veut dresser de notre Maison. Et je pense que votre absence sur le faire-part est suffisamment éloquente.

Théophile a notamment repris certaines négociations et je suis au regret de vous annoncer que l'arrangement que vous aviez avec Nicolas à propos du mariage de ma petite-fille n'est vraisemblablement plus au goût du jour. Théophile a commandé un trousseau – digne des plus grandes filles de France – et vous savez ce que cela signifie.

Rodez a changé, Cassandra. Je vous conjure de revenir au plus vite. Il est certaines affaires qui ne se règlent pas par correspondance, et une absence vous sera grandement préjudiciable. Quittez la terre de votre enfance, rentrez à Rodez et défendez votre position. Nombre de nos grands ancêtres sont partis en croisade. La vôtre commence maintenant, je le crains.

Je suis convaincue que vous faites honneur au nom qu'Amaël vous a offert le jour de votre mariage. Venez le défendre.

Mes prières vous accompagnent,

Catherine de Saint-Loup

Madame,

Puisqu'il semble être devenu impossible de vous voir en face à face sans que vous soyez entourée par un chien de votre clan, je viens à vous par voie écrite. Vous ne m'éviterez pas éternellement, et nul n'ignore le Comte de Saint-Loup, encore moins à Rodez.

Votre petit jeu destiné à me mettre en colère a parfaitement atteint son objectif : me voilà dans une rage sans précédent. Parvenir à retourner le marquis contre moi, voilà qui était lâche et traître. Qu'avez-vous promis à ce vieillard, pour qu'il vous donne son appui ? Lui avez offert les mêmes faveurs que, encore religieuse, vous avez données à mon oncle Amaël ? Votre culot et votre vulgarité n'auront d'égal que votre bassesse. Venant d'une roturière, je ne m'attendais guère à mieux, il est vrai.

Vous souillez le sang de Rodez, Madame. Prenez garde. Par respect envers ma cousine la fille de mon oncle, je ne vous fais pas chasser d'ici comme une malpropre. Narcissa est promise à un grand de France, et c'est le dernier service que je rendrai à votre branche.

D'ici quelques jours, Madame, j'aurai le plaisir de contempler votre renvoi du Château. Vous auriez pu faire faire amende honorable et m'adresser vos suppliques. Vous auriez pu quitter les de Saint-Loup dans la dignité, acceptant avec humilité mes ordres, ceux du chef de famille. Vous avez préféré me défier dans mon propre fief. Riez, je finirai par vous vaincre.

Le Comte de Rodez

Voilà un morceau d'insultes qui ne sied guère à un Comte de Rodez. Que vous vous abaissiez à m'en abreuver m'étonne quelque peu : j'aurais cru que vous aviez une certaine éducation. La graine est tombée bien loin de l'arbre, Théophile. Votre père doit se retourner dans sa tombe.

Il m'est toutefois impossible de laisser ce pli sans réponse. Je passe vos extravagances quant à la façon présumée dont le marquis a ouvert les yeux : ma victoire est indéniable et je comprends à quel point elle doit être douloureuse pour que vous réagissiez aussi vivement. J'en viens donc au sang qui coule dans mes veines, celui-là même qu'Amaël avait choisi pour partager ses jours. Ma noblesse, Théophile, ne me vient certes pas de mes ancêtres, mais j'affirme avec l'assurance de ceux qui se savent dans le vrai que mon cœur et mon esprit appartiennent à la Maison des Comtes de Saint-Loup. Vous pourrez dénigrer autant que vous le voulez cette indéniable appartenance, vous verrez rapidement que votre entourage partage mon opinion. Demandez donc à votre confesseur. Il semblerait qu'il soit le dernier en date à avoir réalisé que mon statut était celui de Comtesse.

En tant que Comtesse, j'ai le droit et même le devoir de participer au choix du futur époux de ma fille. Je vous enjoins donc de me dire le nom de celui avec qui vous avez engagé des négociations, afin que je puisse poser mes propres conditions.

Afin que nous puissions discuter de vive voix de tout cela, j'ai le plaisir de vous inviter à une soirée d'agréments organisée ce 25 juillet par votre cousine Narcissa. J'ai la satisfaction de vous annoncer qu'elle est parvenue à faire venir la Voix d'Or du Royaume, j'ai nommé Joffrey de Peyrac. Nous avons choisi l'aile Ouest du château pour les nombreuses représentations programmées, mais il constituera le clou du spectacle. Il serait dommage que vous ratiez un tel événement...

Cassandra de Saint-Loup
Comtesse de Rodez

Vous avez osé ! Mon ami le plus cher, par dessus tout ! Votre fille est une petite catin, Madame. Et je pourrais vous écrire un paragraphe supplémentaire entièrement dédié à ce que je pense à présent de celle qui, à ma plus grande horreur, est ma cousine.

Soit, vous connaissez le nom. Cela ne change rien. La promesse a été scellée avant le spectacle d'hier soir, et le malheureux incident qui s'y est produit ne change rien. L'alliance avec la maison d'Aquitaine ne sera jamais révoquée.

Vous avez voulu la guerre ? Vous l'avez. Je vous donne trois jours pour quitter Rodez.

Mon cher neveu,

Vous n'auriez pas dû vous frotter à la branche de votre oncle. Maintenant, vous allez en assumer les conséquences comme un grand.

Commençons dans l'ordre. Si vous n'éloignez pas cette promesse de fiançailles de ma fille, je casse la réputation de Vincent d'Aquitaine sans regrets. Peu m'importent les conséquences pour Rodez ou pour vous. Vous savez que je le ferai. Vous vous attaquez à ma fille, et je ne souffrirai aucun écart. À titre personnel, je suis surprise que la Maison de Rodez, royaliste et fière de sa loyauté, ait envisagé une union avec un individu de ce genre. Peu importe désormais, puisque vous allez révoquer cette alliance dans les délais les plus brefs.

Par la présente, je vous propose également un marché. Je vous laisse Rodez. Vous savez que je pourrais vous en priver en invoquant votre jeunesse ou votre manque de discernement. Et vous savez que tous me suivraient dans la désignation d'un autre Comte du sang de Saint-Loup. Je suis devenue pour vous une menace réelle et tangible. Mais je vous promets de quitter Rodez pour toujours, après avoir reconnu publiquement votre suprématie sur le Comté et les de Saint-Loup. En gage de ma bonne foi, j'accepte même de reconnaître cet état de fait dès demain. Mais la contrepartie sera lourde. Premièrement, j'exige des lettres de rentes viagères. J'exige cinq cent livres de rente jusqu'à ma mort, et les lettres nécessaires pour acheter ma propre maisonnée à Forbach. Deuxièmement, vous renoncez pour toujours à marier Narcissa au profit de la Maison de Rodez. Je lui trouverai moi-même un mari, sans impliquer les de Saint-Loup. Troisièmement, vous ne vous aviserez plus jamais de critiquer mon rang ou mon sang. Quatrièmement, je ne veux plus jamais entendre parler de vous.

Adieu donc, petit garçon. Apprenez la valeur de la vie et essayez de comparer votre misérable existence à l'apothéose des précédents Comtes de Rodez. Puissiez-vous mesurer à quel point vous n'êtes qu'un insecte insignifiant incapable de produire la gloire des de Saint-Loup. Portant ce nom avec fierté, j'espère que vous ne le détruirez pas.

Cassandra de Saint-Loup
Comtesse de Rodez

PS : Tout comme vous brûlerez cette lettre qui vous brûle les joues de honte, je détruirai cette infâme correspondance.

Cession faite par le Comte de Rodez, Vicomte de Carlat et de Lodève, Théophile de Saint-Loup, à la veuve d’Amaël de Saint-Loup, Comtesse de Rodez, Cassandra de Saint-Loup.

Théophile de Saint-Loup, par la grâce de Dieu Comte de Rodez, faveur fait à Cassandra de Saint-Loup, que comme elle eût donné en pur don à notre cher Comte Amaël de Saint-Loup sa vie et sa dévotion, peut revendiquer au Comté les redevances des domaines et des fiefs de Carlat et de Lodève. Empris estimation et value de mille livres de rente en terre assise par ainsi qu’il est trouvé par la prisée, ladite somme reviendra à Cassandra de Saint-Loup. Pour ce nos gens attachés à son service quitteront Rodez avec hardes et bagages afin de demeurer auprès d’elle.

Et avons délivré ces mêmes lettres pour que ces choses soient fermes et à toujours ; nous avons fait mettre notre sceau en ces présentes lettres faites et données à Rodez en l’an de grâce mille six cent quarante-cinq et vingt-huit du mois de Juillet.

Ma chère fille,

Vous voilà à la veille du départ, prête à rejoindre la terre de vos ancêtres et à nous quitter pour toujours. Je sais que quand nous nous verrons demain, nous serons entourées de dizaines de courtisans, et ce que j’ai à vous dire ne saurait être rendu public.

Votre annonce d’hier a fait trembler le château. Vous avez été au cœur de toutes les discussions, même celles des serviteurs. Il faut dire qu’au vu de votre position de force, rien ne préparait Rodez à ce renoncement soudain. J’ignore la nature de votre arrangement avec Théophile, mais j’ai compris qu’il vous satisfaisait pleinement. Vous pouvez tromper Rodez, la France et le monde, chère Cassandra, mais vous ne pouvez me tromper moi. Votre regard, au moment où vous tourniez les talons, pétillait de triomphe et de mépris.

Voilà pourquoi, demain, je vous embrasserai le cœur léger. Vous avez eu ce que vous vouliez, je le sais. Malgré votre défaite officielle, je reste convaincue que vous avez joué vos pions avec l’aisance et la force des grandes dames de Rodez.

Je reste donc, dans cette terre du sud où j’ai suivi mon mari, voilà longtemps maintenant, afin de préserver son sang – mon sang. Il y a une nouvelle génération qui doit être conseillée. Je remplirai cette tâche de mon mieux. Vous repartez vers le nord et les froides contrées de votre enfance. Vous le savez, nos chemins se séparent ici. Je regretterai votre présence, votre bon sens et votre redoutable perspicacité. Vous me manquerez, mais nous demeurerons unies dans la prière.

Je vous souhaite le meilleur. Et si vous veniez à mourir – je pense que nous sommes assez vieilles pour envisager la mort avec sérénité et en parler sans faux-semblants – avant d’avoir marié Narcissa, vous pouvez compter sur moi pour la prendre sous mon aile. Quoi qu’en ait dit mon petit-fils, Narcissa demeure une femme de notre maison, et je ne l’oublierai jamais.

Adieu, chère Cassandra. Puissiez-vous emporter de meilleurs souvenirs de Rodez que ceux que Théophile vous a laissés. Puissiez-vous vivre en paix dans cet hôtel qui, dit-on, porte en terre forbachoise depuis peu le léopard lionné d’or. Puissiez-vous nous chérir depuis votre nouvelle voie.

Avec tendresse,

Catherine de Saint-Loup

La Chute est arrivée, tout est en ruine. Mère pleure beaucoup, je dois avancer. Amaël, mon père, ne blâme pas ta fille, car tes descendants se revendiqueront de mon sang et pas du tien. Mon père, point de colère envers tes frères, car le monde change et emportera avec lui tous les retardataires. Ta branche est maintenant mienne, je ne veux plus porter ton nom. Ta veuve rassemble les fragments d’un passé glorieux, pour avoir la force de le faire revivre ailleurs, mais n’espère pas de monument à ta gloire, dans ma vie, ne me demande pas une place qui pourrait m’empêcher de vivre. Tu n’as plus le droit d’exister, mère portera tes souvenirs, mais cela ne me concerne plus. Tu es l’irresponsable, tu as joué avec tout le monde sans tenir compte des conséquences. Mère et moi les payons. Mon père, ne regarde pas ta fille, oublie-la. Elle est morte par ta faute. Je suis déjà si loin.

Tu as voulu que je suive ton chemin, mais il me conduisait à une chute plus grande encore. Mère et moi-même seront en grands dangers dans les années à venir. Je serais celle qui en créera un nouveau et nous effacera de l’Histoire. Plus de lumière, plus jamais ! Je ne veux plus être un pion sur l’échiquier, mais le joueur qui dirige la partie. Ainsi est l’avantage de jouer dans l’ombre. Je serais de ceux qui dirigeront le monde en manipulant les plus grands, peu m’importe le temps que cela me prendra, ni les générations. Car la loyauté change de camp, le temps des loups arrive. On murmure des complots contre notre Roi. Je peux devenir dangereuse, je le serais, peu importe la façon. Par l’entremise de la Duchesse de Deux-Ponts, je resterai dans l’ombre, pour agir, si besoin ce fait sentir. Je dois à tout prix nous protéger, je dois veiller sur mon cousin.
Par mes souvenirs, je me rends compte que mère m’a toujours forcé à correspondre à une image. Elle aime sa fille, pourtant, par mégarde, si je lui montre mon vrai visage, elle se détournera de moi. Ma tante semble être dans ce cas. Car je suis un petit morceau d’elles qui peut vivre leur passé sans faire de fautes. Mais j’ai mon propre chemin à faire. Elles ne seront pas laissées sur la route, je prie pour ne pas qu’elles se mettent à travers mon chemin.

MAIS ! Je n’avais pas le choix !
Lors de cette fête, devant ce beau fiancé. Si j’avais trahit ma mère en me donnant à lui, nous aurions eu les plus grands honneurs de ce monde, les bras recouverts de perles, nous serions reines dans notre nouveau royaume. Il est avec certains nobles contre le Roi, il veut plus de pouvoir par l’entremise d’ambitieux aux mains sanglantes. Mais j’ai choisi un autre chemin, j’ai trahi ta famille et ton fiancé. Malgré mes doutes et la promesse d’un avenir incertain et dangereux, j’ai choisi David. Il décidera de l’avenir de notre relation, mais je prie pour qu’il pardonne mes doutes et toutes mes actions passées et à venir. Je suis obligée pour le bien de tous, de continuer mon apprentissage sorcier. Je voudrais qu’il m’aime comme je suis. Je demande trop.
Cette disgrâce est venue à nous, aussi par moi. Maintenant je ne doute plus même si toutes mes questions à son propos ne sont pas résolues. Je me suis sacrifiée parce que je l’aime, je l’ai choisi. Je ne sais pas s’il sera mon époux, je l’espère pourtant. Sinon, je devrais chercher rapidement un homme de pouvoir aux mêmes ambitions qui pourra nous protéger efficacement. J’ai un an pour arrêter mon choix, David aussi.

J’ai imaginé sur mon épaule l’aura rassurante de mes enfants, je ne crains plus rien désormais. Je mourrai matriarche, entourée et aimée. Je ne rejetterai pas mes enfants sur mon lit de mort. Je ne jouerai pas le fanfaron parce que j’ai été lion ou soleil. Je veux finir étoile pour guider ceux que j’aime. Je ne serais pas toi !
Sur ton tombeau, j’ai déposé quelques fleurs. Sur celui de ton frère, ses vers préférés. Je ne reverrais plus Rodez.

Je n’ai que des promesses à offrir.