Sœur Agathe priait devant les tombes des Carmélites mortes à Forbach au cours de leur service. Elle aimait venir se recueillir sur les dernières demeures de ces femmes qui avaient consacré leur vie aux autres et au Seigneur. Elles étaient un exemple pour elle, qui commençait seulement son chemin de vie. Et comme personne ne fleurissait leur tombe, il fallait bien que quelqu'un s'en charge. Que leur famille soit trop éloignée ou trop pauvre pour payer une brassée de fleurs de champs, peu importait : elle était là pour veiller sur elles.

Elle le vit alors qu'elle récitait son dernier Ave Maria. Un petit chaton blessé, qui se traînait lamentablement entre les grandes dalles du cimetière. Aussitôt, sœur Agathe se releva, épousseta ses robes et s'approcha de l'animal blessé. Avisant la faiblesse de l'avorton, elle y vit un dernier de portée. Sans doute tout juste sorti du ventre de sa mère. Pour quelle raison est-ce qu'on l'avait rejeté ? Où était sa mère ? Où étaient les autres ? D'où lui venait cette blessure à la patte, qui laissait une traînée de sang sur ses traces ? Son cœur s'emplit de compassion pour la petite bête qui paraissait misérable. Elle ne se laissa pas émouvoir par le mouvement de recul du chaton quand elle fut devant lui, s'accroupit et le prit par la peau du cou.

Il était bien mal en point, mais elle n'en avait cure. Prenant le chaton dans son giron, elle le cala confortablement contre elle et reprit la route de la Collégiale. Peut-être que sœur Marie-Thérèse accepterait de regarder si elle pouvait faire quelque chose ? Lui donner un peu de lait ? Dans son enfance, sœur Agathe avait soigné bon nombre de petits animaux, ce qui lui donnait une certaine expérience. Mais jamais elle n'avait eu affaire à un chaton aussi jeune et aussi mal parti. Elle sentait le petit cœur battre entre ses doigts, et elle n'en pressait que plus le pas.

Et soudain, le petit cœur cessa de battre, arrêtant aussitôt le chemin de la Carmélite. Sœur Agathe ne s'affola pas, parce qu'elle savait que c'était trop tard. Elle inspira, espéra, pressa gentiment mais fermement la poitrine du petit, sans résultat. Sa gorge se serra et elle se sentit terriblement impuissante. Le chaton était mort, sans qu'elle ne puisse rien faire pour lui. Elle resta seule un bon moment, là, au milieu de la route boueuse, debout contre le vent, à bercer le cadavre.

Une Voix se fit alors entendre, mais ce ne fut pas pour la consoler. Une Voix puissante et impérieuse, qui l'accusait de ne pas avoir pu le sauver. Qui lui disait qu'elle ne serait même pas capable de se sauver elle-même, de faire un miracle. Une sourde colère monta depuis le fond de la poitrine de sœur Agathe. Jamais son Seigneur ne lui aurait parlé de la sorte. La Voix se moqua d'elle, pour n'avoir pas reconnu aussitôt un porte-parole de Dieu. Comment est-ce qu'une confusion était possible ? Pourquoi Dieu s'adresserait à une simple mortelle, fût-elle Carmélite ? Lentement, Agathe s'agenouilla en prières, pour comprendre ce qui arrivait. Mais Dieu ne répondait pas, parce qu'elle n'avait pas pu sauver le petit chat.

Dieu l'abandonnait, parce qu'elle n'avait pas assez la foi. Dieu l'abandonnait, parce qu'elle n'était pas capable de sauver les autres. Dieu l'abandonnait, parce qu'elle était faible.


Sœur Agathe se réveilla en sursaut. La certitude qu'il s'agissait d'un cauchemar s'imposa aussitôt avec, avec la douceur du réconfort. Dieu aimait ses enfants. Et elle allait le prouver en faisant un miracle.

Elle avait la foi, elle pouvait transporter les montagnes.