Après s’être annoncée par missive quelques jours auparavant, Europe arriva en fiacre à l’hôtel particulier des Saint-Loup par une froide après-midi de décembre. Elle était porteuse d’une nouvelle qui ne manquerait pas de surprendre son interlocutrice, d’autant que les deux femmes n’étaient pas pour ainsi dire, dans les petits papiers l’une de l’autre.

En effet malgré ses liens indirects avec elle, notamment par l'intermédiaire de Viviane, Europe n'avait jamais eu l'occasion de communiquer de vive voix avec la Comtesse de Saint-Loup. L'époque où elle avait proposé de la loger, elle, sa fille et sa soeur, lors de l'agression de celle-ci par l'Agent du Diable, lui paraissait bien lointaine... D'ailleurs, la Grande Prêtresse tablait sur cette générosité passée afin que Cassandra se montre diplomate et conciliante lors de cet entretien. Elle ignorait a priori qu'Europe fut la dirigeante d'Olrun, à moins que Viviane ne le lui ait dit -mais Europe avait clairement désapprouvé cette possibilité.

Viviane. Ses relations avec elle n'avaient jamais été aussi mauvaises. Tout l'été, après l'insurrection outrageante de la Prêtresse le jour du procès d'Hélion, Europe s'était acharnée à faire couler son commerce petit à petit. Elle n'avait pas digéré la façon dont son ancienne amie lui avait manqué de respect, autant en son nom propre qu'en sa qualité de dirigeante. En vérité, elle en avait plus qu'assez de supporter les humeurs de Viviane, humeurs qui tendaient à virer à la fronde dès qu'il était question de sa nièce. C'est pourquoi elle avait fait jouer ses relations dans les comptoirs de toutes les régions afin que les commandes de tissus de Viviane n'arrivent pas à bon port, ou soit détériorées, ou vendues à un prix outrageant. Ou bien encore que de fausses rumeurs sur la mauvaise qualité des services du commerce Valdemar circulent afin de raréfier la clientèle… Si le processus avait été long à démarrer, il semblait désormais efficace.

Europe se fit introduire et patienta le temps de l’arrivée de Cassandra de Saint-Loup. Elle fut soulagée de constater que sa fille n’était pas présente, car cette indiscrète gamine en aurait sûrement profité pour interférer dans la discussion et imposer ses points de vue immatures et capricieux. La Grande Prêtresse avait cru comprendre que sa mère ne savait rien refuser à Narcissa. Que la rouquine débarque en plein milieu de l’entretien serait assez compromettant.

Lorsqu’elle vit arriver devant elle la femme d’âge vénérable qui avait autrefois été la célèbre Mère Mattea, Europe se fendit d’un salut, d’un sourire subtilement forcé, et de quelques formules de politesse pour la remercier de la recevoir. Elle fit ensuite signe aux quelques domestiques qui l’accompagnaient, et ceux-ci amenèrent un objet enveloppé d’un tissu qu’ils enlevèrent pour dévoiler le portrait peint d’un homme.

Bien mis, le profil aristocratique, celui-ci semblait avoir moins de la trentaine.

"Je me présente à vous afin de vous parler d’un de mes nombreux cousins, Néophron Eléanora-Sun. Il s’agit du fils unique d’Étéocle Eléanora-Sun, un illustre membre de notre famille dont le nom est connu sur toute la côte. Y compris de ses fervents amis dont un vous est connu: Vincent d’Aquitaine…"

La famille d’Europe était principalement concentrée en Moselle, à Paris et Versailles, mais surtout à Mérignac, là où tous leurs ancêtres avaient leurs racines. Néophron était bien sûr originaire de l’ouest, comme la plupart des membres du clan Eléanora-Sun. Europe avait entendu par son cousin, les échos de la catastrophe diplomatique qui s’était produite cet été à Rodez à propos de Vincent d’Aquitaine, dévoilé par une stratégie comme anti-royaliste. Bien sûr, Cassandra ne manquerait pas de le lui signaler. Mais elle était ici pour recoller les morceaux, après tout.

"Il n’a pas pu faire le déplacement jusqu’à Forbach pour vous parler de vive voix de ses projets, et le déplore. (Elle sortit des replis de sa robe une enveloppe cachetée). Ainsi, voici la procuration signée de sa main me donnant compétence afin de mener en son nom la demande, et je l’espère les négociations, que Néophron envisageait. A savoir, demander la main de votre fille Narcissa."

Une missive du manoir Eléanora-Sun, voilà qui était inattendu... D'autant plus que sa maîtresse avait pris soin de ne jamais paraître aux après-midi littéraires tenus dans l'Hôtel particulier de Saint-Loup. En prenant connaissance du contenu, Cassandra fut plus perplexe que jamais. De manière assez cavalière – enfin, les formes y étaient, bien entendu – Europe s'était invitée chez elle, sans donner aucune explication supplémentaire susceptible d'éclaircir le mystère de son arrivée. Un peu dubitative, Cassandra s'en était ouverte à sa sœur, qui l'avait mise en garde : son amitié avec Europe n'était plus ce qu'elle était. Il était d'autant plus surprenant que la visite se fasse à la Veuve.

Cassandra et Europe se connaissaient par correspondance. Elles s'étaient déjà écrit pour régler une situation délicate, s'étaient même vaguement croisées aux mondanités forbachoises, mais n'avaient jamais échangé le moindre mot de vive voix. La Veuve ne la connaissait pas personnellement, même si elle était persuadée de la nature sorcière de cette dernière – sinon, pourquoi sa fille et sa sœur auraient passé tant de temps chez elle ? Une autre sorcière blanche, donc, a priori. Cassandra porta la main à son front. Que lui voulait cette femme ?

Le jour dit, elle se prépara sans ajouter de faste à sa tenue. Elle revêtit le noir du deuil qui ne la quitterait plus, puis ajouta une fourrure d'astrakan sur ses épaules pour contrer l'engourdissement de ses membres, bien que la grande-salle soit chauffée jour et nuit. Le froid hivernal réveillait les douleurs de son corps vieilli, et après avoir grimacé à chaque pas entre sa coiffeuse et son lit, Cassandra se résolut à prendre une canne. Sa hanche gauche la faisait souffrir plus que de coutume, et ma foi, si une canne pouvait l'aider à mieux se porter, elle n'en ferait pas tout un fromage. La première fois qu'elle l'avait vue ainsi, Viviane lui avait proposé de l'aider à soulager le mal avec une potion, mais, fidèle à elle-même, Cassandra avait refusé.

Quand un domestique vint lui annoncer l'arrivée d'Europe Eléanora-Sun, Cassandra se porta à sa rencontre. L'issue était incertaine, mais ça ne l'empêcha pas de l'accueillir avec politesse et de la saluer avec tout le respect dû à son rang. Une fois que les deux femmes furent installées, la demoiselle fit dévoiler le portrait d'un homme terriblement bien fait de sa personne. Et là, avant même qu'Europe ne précise sa pensée, Cassandra comprit. Sous les gants, ses mains devinrent moites. Et voilà que déjà le cirque recommençait... Sans surprise, la Veuve entendit la suite, et retint à grand-peine un sursaut en entendant le nom de Vincent d'Aquitaine. Elle en voulait à son invitée de ne pas avoir été plus claire dans sa missive, ce qui lui aurait donné le loisir de se préparer à l'entrevue. La Veuve était prise au dépourvu et elle détestait ça. Elle considéra longuement Europe Eléanora-Sun avant de répondre calmement, fermement décidée à traiter l'affaire avec sérénité. Inutile d'aller trop vite : les choses s'aviveraient d'elles-mêmes. Elle s'éclaircit la voix, puis répondit :

- Voilà une demande fort inattendue. Votre cousin est bel homme, damoiselle. Mais... je crains fort qu'une demande de cette importance ne puisse recevoir de réponse directe.

Si ça n'avait tenu qu'à elle, la Veuve aurait simulé un malaise pour mettre dehors Europe Eléanora-Sun et réfléchir tranquillement à l'attitude qu'il convenait d'adopter. Ses yeux froids se posèrent sur son invitée, graves et sérieux.

- Je suis curieuse d'entendre les raisons qui ont poussé votre cousin à demander la main de ma fille. Ils ne se connaissent pas, je pense ? Si je comprends bien vos paroles, il s'agirait d'un ami de Vincent d'Aquitaine, avec qui nous ne sommes précisément pas en de bons termes, je suis certaine que vous êtes au fait de la question. Quel est l'enjeu de cette démarche ? Un pari entre jeunes gens ? Une vieille rancœur poussant votre cousin à ravir l'ancienne promise de son ami ?

Son propos était à la limite de la politesse, parce qu'il plaçait d'emblée Néophron Eléanora-Sun dans une situation bancale, mais la Veuve était déjà lasse. Sa voix ne recelait aucune émotion ; cependant elle contenait difficilement le flot de souvenirs qui l'envahissait. L'été à Rodez avait été parmi les pires moments de son existence. La Veuve fit un effort afin de ne pas trop froisser son interlocutrice.

- Je ne voudrais toutefois pas juger trop vite. Aidez-moi à éclaircir mes pensées, vous qui connaissez et votre cousin et ma fille. Je suppose que la demande est faite en connaissance de cause de ce dont ma fille est dotée. Qu'est-ce que votre cousin a à lui offrir ?

Bien que sa question puisse être comprise au sens matériel, la Veuve demandait surtout un portrait plus détaillé de Néophron, de ses manières et de son caractère. Elle fut sur le point de faire appeler Narcissa. Quel serait l'avis de sa fille sur la question ? Rejetterait-elle d'emblée la proposition ? Ou au contraire, par dépit à cause de cet impossible petit David, dirait-elle « oui » sans réfléchir ? La Veuve n'hésita pas longtemps et décida de continuer seule l'entrevue avec Europe Eléanora-Sun. Après tout, il n'était encore question que de projets. Que le clan Eléanora-Sun construise des châteaux en Espagne, seulement...

Europe guetta la réaction de Cassandra en attendant une réponse. Se retrouver finalement face à la Comtesse de Saint-Loup lui paraissait étrange, après toutes ces années à l’avoir côtoyée indirectement sans jamais s’adresser à elle de vive voix. La Grande Prêtresse n’avait jamais mis les pieds aux salons littéraires organisés dans l’hôtel particulier des Saint-Loup pour la simple raison qu’ils étaient axés sur le religieux, un thème ayant tendance à rebuter Europe et totalement hors sujet avec ses propres écrits qui étaient pour la plupart, des essais juridiques.
Cela mis à part, elle était plutôt satisfaite de parlementer avec quelqu’un de son rang, qui savait se tenir, soutenir une conversation intelligente et une attitude diplomatique. Rien à voir avec l’immaturité de Viviane qui était sanguine au possible, prompte aux crises d’hystérie et portée sur les gifles. Il n’y avait que les petites gens pour ainsi faire un outrageant étalage de leurs émotions, quand la bienséance voulait qu’on communique à propos mesurés.
Néanmoins si Europe appréciait Cassandra sur la forme il n’en allait pas de même sur le fond. La Grande Prêtresse avait toujours gardée celle-ci à l’œil, la considérant comme un nid à problèmes du fait de sa biographie alambiquée. En l’occurrence elle connaissait l’existence des sorcières; rien n’était plus dangereux. Europe se méfiait éminemment de la Comtesse de Saint-Loup et n’avait jamais renoncé à la surveiller étroitement, surtout depuis son retour à Forbach accompagnée de sa gamine. Elle dû donc fournir un effort afin de maîtriser son antipathie, et afficha un visage neutre, souriant, engageant.

"Bien entendu. Il va de soi qu’une telle proposition nécessite un délai de réflexion. Prenez tout le temps qu’il vous faudra, Comtesse."

En effet Europe n’escomptait pas une réponse aujourd’hui, ç’aurait été impossible. Un mariage était un événement beaucoup trop important, pas si facilement réversible. Et la Grande Prêtresse tenait à ce que sa « cliente » soit en confiance. La sorcière se sentait dans la peau d’une commerçante, rodée des décennies à vendre sa marchandise. C’était techniquement le cas. Au sein de la famille Eléanora-Sun tout le monde devait avoir une utilité. Celle d’Europe se mesurait en ce moment même.

"Que nenni! Cela ne résulte en rien d’un pari ou d’un coup de tête, mais d’une longue réflexion. Je crois qu’entre femmes d’affaires, nous pouvons parler franchement sans choquer l’étique: il s’agirait d’un mariage d’intérêt, d’une alliance politique. J’aurais aimé vous proposer un mariage d’amour, mais je préfère être honnête dès le départ envers vous. Cependant je puis vous assurer que Néophron est quelqu’un de très estimable et de haute valeur. Jamais il ne manquerait de respect à Narcissa et je crois qu’il commence déjà à l’apprécier par sa réputation, et les anecdotes que mon cousin Oresme a pu lui conter à son sujet."

Europe avait bien senti que le nom de Vincent d’Aquitaine avait éveillé de mauvais souvenirs dans l’esprit de Cassandra. L’ennui étant que cette histoire avait eu des répercussions inattendues.
La vérité était que la maison Eléanora-Sun n’avait jamais, de tout temps, manifesté son soutien envers le roi de France. Mais de même, elle n’avait jamais manifesté non plus aucun défaut de loyauté à son égard. Gardant un silence politique et une neutralité parfaite en toute circonstance, de sorte qu’en ce siècle de curialisation, beaucoup de nobles s’interrogeaient à propos du clan Eléanora-Sun. Celui-ci était dans le collimateur de la royauté depuis quelques années maintenant. Son amitié avérée avec l’anti-royaliste Vincent d’Aquitaine n’avait pas arrangé les choses. La pression politique était maintenant si forte qu’il devenait urgent de choisir un camp. En s’alliant avec la famille de Saint-Loup, fidèle à la maison de France, Néophron apaisait les doutes du pouvoir en place et assurait une main-mise plus importante à la branche girondaise des Eléanora-Sun. Située en connexité géographique avec l’aquitaine, peut-être cet hymen sauverait-il également la mise à Vincent, lequel envisageait désormais une alliance avec une des lointaines cousines d’Europe.

Tout cela, la Grande Prêtresse se garda bien de le mentionner. Il était évident que Cassandra opposerait un refus catégorique à un tel coup fourré, seulement destiné à ce que les Eléanora-Sun puissent continuer leur petite vie tranquille sans être inquiétés par le pouvoir en place. Elle priait d'ailleurs pour que Cassandra ne se doute de rien.

"Je pourrais vous parler pendant des heures de la personne de Néophron et même vous avouer qu’il adore faire la collection des porcelaines de Crémone, mais il me semble que ce serait là des propos digressionnaires. Sachez en tout cas que cette proposition de mariage a été le fruit d’une longue réflexion au sein de la maison Eléanora-Sun. Néophron est dans la tranche d’âge idéale et recherchait une promise. Il est le fils unique d’Etéocle et a reçu le soutien unanime de la famille pour cette alliance."

Le sourire engageant d'Europe Eléanora-Sun avait quelque chose de terriblement faux. Cassandra se demanda un instant si son propre sourire était tout aussi figé. Quel jeu de dupes ! Étaient-elles si vieilles qu'elles refusaient de laisser entrevoir autre chose qu'un vernis poli par le temps, alors même qu'elles devinaient parfaitement les sentiments de l'autre ? La Veuve se le tint pour dit. Il y avait là une matière importante à discuter et il ne s'agissait pas de froisser inutilement la politesse avec laquelle l'abordait Europe Eléanora-Sun. Mais ce Néophron, c'était déjà une plaie. Le portrait paraissait un peu trop surfait pour être réel. Si elle avait voulu tout jeter par terre, elle aurait demandé d'un ton goguenard s'il s'agissait vraiment de lui. Quoique tentante, cette option n'était absolument pas envisageable.

Quand son invitée se posa en femme d'affaires, Cassandra hocha la tête d'un air entendu – tout aussi faux que ses sourires. Il fallait voir plus loin que ce qui lui proposait son interlocutrice. Si elle venait jouer les entremetteuses chez une femme issue d'une famille qu'elle n'aimait pas et avec laquelle il fallait d'abord se raccommoder avant d'envisager une alliance, c'était forcément qu'il y avait une urgence quelque part. De quel genre, telle était la question. Quel était le lien réel avec Vincent d'Aquitaine ? Que gagnait vraiment Néophron dans ce mariage ? Europe Eléanora-Sun avait parlé d'intérêt, mais elle s'était évidemment bien gardée d'évoquer l'intérêt en question. Que possédait la fille d'une veuve en disgrâce qu'il pouvait convoiter ? Cassandra eut la certitude que son hôte ne parlait pas en connaissance de cause quand elle évoqua la réputation de Narcissa, comme elle l'appelait avec familiarité. Ce cousin Oresme – un autre inconnu, décidément, ils poussaient comme des pâquerettes, les Eléanora-Sun – avait pu raconter beaucoup de choses sur sa fille, soit. Mais de dire que ça influençait positivement le choix de son cousin – le premier, pas Oresme – c'était tout de même un peu fort. Ce n'était pas du positif sur son excentrique de fille qui avait dû ressortir après l'échec de Rodez. Elle était même persuadée du contraire. Mais elle ne releva pas. Narcissa possédait énormément de qualités, c'était un fait. Les qualités de Néophron étaient seulement supposées, et Europe Eléanora-Sun n'était pas un témoin objectif ou sincère.

- Je préfère que vous me parliez franchement, aussi ne vous inquiétez pas pour votre sincérité, elle est tout à votre honneur. Toutefois, si nous devions nous engager sur la voie du mariage arrangé, nous devrions passer par l'inévitable voie des négociations que vous évoquiez au début de notre conversation. Or, et je pense qu'il est temps de vous l'apprendre, je n'entends pas accepter un mariage d'intérêt classique pour ma fille. J'accorde énormément d'importance aux valeurs soutenues par une personne, je pense que vous en avez la preuve par le temps que j'offre à l'Inquisition. Je ne voudrais pas que Narcissa se retrouve mariée à un être libertin ou dépourvu de morale. Je requiers donc des témoignages de personnes extérieures à votre famille, ainsi que l'approbation du clergé du lieu de résidence de votre cousin. Si vous m'indiquez un nom, j'écrirai moi-même à l'autorité ecclésiastique en place.

Oui, rien que ça. Et tu peux verdir autant que tu veux, ça ne changera pas. Parler de la ville de Néophron Eléanora-Sun avait soulevé une autre question dans l'esprit de la Veuve. Son invitée n'avait pas mentionné de lieu de résidence pour les futurs mariés. Or, l'endroit revêtait également de l'importance, car Cassandra répugnait à s'éloigner de Viviane. Elle songea qu'il faudrait également aborder la question de sa présence. Oui, elle accompagnerait sa fille et partagerait sa vie. Il faudrait bien en informer Europe Eléanora-Sun à un moment ou à un autre... Elle conclut sa tirade par un ton un peu désinvolte :

- De quelle ville est-il question, d'ailleurs ?

Question de mieux situer l'exil qu'on lui proposait. Europe Eléanora-Sun reprenait déjà le portrait de Néophron, et Cassandra en apprit plus sur l'intérêt qui lui posait tant question. Ainsi, il ne s'agissait pas d'une ambition personnelle, mais bien d'une stratégie du Clan Eléanora-Sun. C'était donc qu'il y avait vraiment quelque chose en plus. Cassandra regretta de ne pas connaître mieux l'histoire de la famille de son interlocutrice.

- Vous nous faites un grand honneur. Pourrais-je vous parler franchement à mon tour et vous demander pourquoi, entre toutes, le choix s'est arrêté sur Narcissa ? Des jeunes filles qui ont fleuri et qui appartiennent à la noblesse, il y en a par centaines en France...

Cassandra redoutait surtout d'entendre le nom de son insupportable neveu, le nouveau Comte de Saint-Loup. Depuis qu'il semblait que la proposition soit l'effet d'une stratégie de groupe, elle pressentait une alliance à divers niveaux et un plan global qu'elle ne cernait absolument pas. C'était pourtant l'enjeu précis de leur discussion...

C’était ainsi que l’on discutait entre nobles. Avec une clairvoyance acérée sur les sentiments de l’interlocuteur, mais sans jamais dévoiler son jeu, toujours en souriant poliment, et en mentant si le besoin d’en faisait sentir. Europe contint cependant une petite moue agacée. Elle estimait énormément les manières de Cassandra –de vraies manières de femme éduquée, ce qui changeait radicalement la Grande Prêtresse des roturiers mal dégrossis avec lesquels elle avait l’habitude de traiter, dont Viviane, qui ne savait pas tenir une conversation civilisée sans verser dans le mélodrame ou la violence physique. Ainsi, Europe avait donc cru que la Comtesse de Saint-Loup s’intéressait, tout comme elle, davantage au côté pragmatique qu’éthique de la chose. Aussi lorsqu’elle se mit à parler de mœurs, de valeur et de morale, la sorcière sentit une pointe d’exaspération faire surface. Les gens ne pouvaient-ils donc pas se contenter d’aller à l’essentiel en fonction de leur rang social? Narcissa était une héritière noble en âge d’être mariée. C’était donc un pion dans l’énorme échiquier de l’existence, et il fallait en tirer profit tant qu’elle avait encore une utilité. Les années passant, elle perdrait autant de valeur qu’elle prendrait d’âge. La morale ou le confort de la future vie conjugale n’étaient pas franchement, de l’avis d’Europe, des données essentielles. Lorsque l’on était commerçant, on ne choisissait pas ses clients les plus importants en évinçant ceux dont les mœurs ne nous plaisaient pas…

"Mérignac" répondit Europe. "Les témoignages que vous me demandez ne posent aucun soucis. Je tâcherai d’en recueillir dès que possible."

Cela au moins était vrai: Néophron était quelqu’un d’assez droit et juste, qui n’était jamais tombé dans des travers de débauchage. Tout du moins, si c’était le cas, il avait eu le bon goût de le faire à l’insu de tous, sans jamais se faire surprendre en flagrant délit. Comme disait son père Etéocle, ainsi que tous les hommes âgés de la famille Eléanora-Sun d’ailleurs: « fais toutes les conneries que tu veux, du moment que tu ne te fais pas attraper ». Seule comptait la préservation des apparences.

Cassandra posa ensuite la question cruciale, celle autour de laquelle s’articulait toute la discussion et qui marquerait indéniablement la suite des négociations: pourquoi l’intérêt de Néophron s’était porté sur Narcissa. Car de la réponse d’Europe dépendait tout. Elle avait préparé son laïus longtemps à l’avance. A partir de là, soit cela passait, soit cela cassait. Soit Cassandra se laisserait éblouir, soit elle devinerait qu’il existait des enjeux latents derrière cette manœuvre de stratégie matrimoniale; et alors la Grande Prêtresse ne pourrait rien prévoir de la suite.

"Comme vous le savez sans doute, les membres de la famille Eléanora-Sun n’ont jamais été de grands propriétaires terriens. La plupart des familles nobles du pays tirent leur renommée des vastes territoires sous leur tutelle et de la rente foncière qui en résulte. Notre maison n’est pas ainsi. Mis à part quelques fiefs, nous sommes pour ainsi dire… immatériels. Le prestige du clan Eléanora-Sun réside dans sa fortune et sa main-mise sur le système financier. Nous sommes des bureaucrates, madame de Saint-Loup. Des banquiers, des notables, des négociants, des prospecteurs économiques, des experts en comptabilité et en taxations fiscales… La branche girondaise de la famille étant la plus substantielle, car elle bénéficie de la proximité géographique des comptoirs de la côte. Pour vous donner une autre notion, certains de mes cousins de la branche parisienne travaillent conjointement avec le ministre Colbert à l’élaboration des ordonnances harmonisant la réglementation sur le commerce maritime –et qui, si je puis laisser s’exprimer ma passion pour la doctrine juridique, va constituer un événement majeur de ce siècle. (Europe s’autorisa un petit sourire suffisant, à peine perceptible, puis conclut). Alors certes, nous ne possédons point de landes ni de vassaux… Mais je peux vous assurer que nous sommes titulaires d’au moins une créance sur toutes les familles nobles de ce pays, sans exception. Il n’en est pas une qui échappe aux ramifications de notre maison."

Cet étalage mercantiliste et prometteur de monts et merveilles était destiné à en mettre plein la vue à Cassandra. Encore une fois, une stratégie commerciale acquise de longue date. Malgré tout Europe se doutait que la Veuve ne s’arrêterait pas à cet aspect vénal des choses, et qu’il lui faudrait des acquis plus poussés. Elle enchaîna donc après une courte interruption:

"Parlons maintenant de ce que vous avez à donner. L’incident diplomatique qui s’est produit à Rodez cet été n’est pas passé inaperçu. Loin de moi l’idée de vous mettre au pied du mur ou de paraître condescendante, madame. Mais les faits sont là: vous êtes quelque peu en disgrâce depuis. (Bien sûr, Europe ignorait totalement que ce fut volontaire, et la conséquence finale d’un plan subtil mené par Cassandra et Narcissa). Je suppose donc qu’une union entre votre fille et mon cousin n’impliquera pas la maison de Rodez et le reste des Saint-Loup. Pour tout dire, la situation nous convient fort bien ainsi. Ce que vous avez à nous offrir et que nous convoitons, c’est juste une réputation. Un nom."

Celui des Saint-Loup. Cela au moins, c’était vrai. Un nom associé au royalisme.

Mérignac ? Cassandra se sentit aussitôt mal à l'aise. Mérignac n'était guère éloignée de Rodez et devait connaître le même climat, avec la mer en plus. Le tout à des milliers de lieues de Forbach et de Viviane qui, elle le savait maintenant, ne quitterait jamais leur ville natale. Elle eut envie de cesser de sourire et d'infliger un méchant rictus comme unique vision à son invitée. Toutefois, elle n'était pas contrariée au point de se donner en spectacle. Il suffisait de refuser la proposition, qu'elle n'envisageait pas sérieusement. Le tout, le plus poliment qu'il soit, avec si possible quelques piques bien senties à l'intention d'Europe Eléanora-Sun.

Alors qu'elle se préparait à parler du problème soulevé par le lieu de résidence, Europe Eléanora-Sun lui donna de meilleures armes en révélant la stratégie cachée derrière la demande en mariage. Ou plutôt, en lui révélant ce qui était savamment construit pour ressembler à une confidence. Cassandra ne douta pas un seul instant que la jolie petite histoire servie par son invitée ne contenait qu'une partie limitée de la vérité. Les véritables raisons de la demande en mariage, elle ne les apprendrait sans doute jamais, mais ce n'était pas le plus important. Elle songea que si Amaël avait été présent, il aurait ri au nez d'Europe Eléanora-Sun. C'était là le raisonnement d'une petite bourgeoise, non celui d'une fille de la plus haute noblesse. Mais si Amaël avait été en vie, ils auraient été à Rodez, bien à l'abri, loin de la disgrâce et de l'avenir effrayant qui se dessinait malgré ses efforts devant Narcissa.

Elle ne répliqua même pas au sourire supérieur de son invitée. Elle se fichait éperdument du droit maritime, elle le laissait de bon cœur à l'ancienne amie de Viviane. La Veuve se permit quelques pensées rêveuses. Les de Saint-Loup, devenus marchands ? Amaël et tous les Comtes se retourneraient dans leur tombe. Et pour tout le bien que ça lui ferait, Cassandra demeurait profondément attachée à cette Maison qui l'avait accueillie en son sein. Elle connaissait les traditions et les lignes directrices auxquels ils tenaient, à Rodez. Et elle savait qu'une telle alliance les désolerait. Elle fit la moue :

- Mérignac est trop éloigné de Paris – et de Forbach. Je n'aime pas le climat du sud. Or, je compte bien m'installer avec ma fille lorsqu'elle se mariera. Viviane est une de vos amies, je le sais. Vous savez certainement qu'elle pense également terminer son existence dans le foyer de Narcissa.

Cassandra avait aimé le soleil de Rodez, pourtant. Maintenant, sa seule évocation lui était pénible. Elle se fichait du côté dictatorial de ses propos. Elle était la plus âgée des deux : c'était bien Europe Eléanora-Sun qui lui devait le respect, pas l'inverse. Alors, elle considéra froidement son interlocutrice et répondit calmement :

- Quant au reste... Vous vous méprenez, je crois. Je ne cherche pas à me venger de mon neveu. Et je n'exposerai pas son nom à un tel...

La Veuve retint expressément ses mots. Qu'Europe Eléanora-Sun verdisse quelque peu et s'attende au pire affront. Qui ne viendrait pas de sa bouche, du moins pas de suite.

- Renouveau.

Ou comment rappeler à quel point la famille des Comtes de Saint-Loup était vieille et puissante. Mais le mot suggérait également une certaine décadence au sein de la famille devenue trop vétuste pour être capable de réaliser l'intérêt de l'offre proposée par le Clan Eléanora-Sun – à ceci près que la Veuve ne manquait pas d'argent. Finalement, Cassandra de Saint-Loup s'en lavait les mains.

Un sourire mielleux encore plus faux que tous les autres, puis une dernière chose :

- Ma chère damoiselle, ma fille et moi avons la chance de ne pas être endettées vis-à-vis des Eléanora-Sun. Néanmoins, soyez assurée que si nous devions recourir à la créance, nous ferions aussitôt appel à vous.

Il fallait bien un lot de consolation.

Europe toisa Cassandra, les sourcils froncés en une expression d’agacement, même si elle fit évidemment en sorte de ne laisser transparaître aucune impolitesse dans son timbre de voix:

"Vous n’allez pas refuser une telle proposition à cause du climat ?!"

C’était bien entendu un prétexte stupide; Cassandra se moquait d’elle. Il était clair à présent qu’elle n’envisageait pas l’offre de manière sérieuse depuis le début. Mais elle avait beau être plus âgée et, autant que faire se peut, de lignée plus noble, il ne fallait pas non plus prendre la Grande Prêtresse pour une imbécile. Elle ne tolérerait pas un affront de la sorte, où son interlocutrice s’amuserait à ses dépens en lui opposant des niaiseries.

De tout temps, les nobles familles de France semblaient éprouver pour le labeur, au sens bourgeois du terme, une aversion d’une étrange nature et aux origines mystérieuses; leur fortune reposait sur quelque lointain exploit guerrier leur permettant de s’engraisser passivement sur le tiers-état à travers des collectes et taxes de toutes sortes. Europe n’en avait jamais compris la raison mais ce fait entendu, il n’était guerre étonnant que Cassandra éprouve des réticences face au mode de vie des marquis de Mérignac; lesquels n’avait acquis leurs titres de noblesse que quelques générations auparavant seulement, étant jadis des bourgeois. Ils étaient donc en effet des marchands fiers de leur lignée, et que la Veuve considère cela plus ou moins comme un déshonneur pour la réputation de sa propre famille n’aurait pas dérangé Europe… si Cassandra avait encore effectivement possédé une réputation. Mais aux yeux de la Grande Prêtresse, ce n’était plus vraiment le cas, depuis l’esclandre de l’été.

"Je vous offre une porte de sortie, madame. Il n’était pas dans mes intentions de vous insuffler une intention de nuire à l’égard de votre neveu. Simplement, vous offrir la possibilité d’opérer une reconversion."

Elle sentait bien à quel point la Veuve lui urinait son mépris en pleine face. Et seule la diligence de sa mission, car elle avait été mandatée expressément par Etéocle, empêchait Europe de tourner les talons et couper court à cet entretien stérile. Si Cassandra savait à quel point elle se fichait que son nom soit ancien et puissant, maintenant que Théophile de Saint-Loup ne voulait plus entendre parler d’elle! Mais peut-être que la Veuve avait également saisi les risques d’un tel hymen. Si Narcissa épousait Néophron, l’héritage de Cassandra irait aux Eléanora-Sun. Directement profitable à la coalition composée de ses fervents amis –entre autres Vincent d’Aquitaine et, de façon plus lointaine… Théophile de Saint-Loup.

A présent disgraciée, la Veuve aurait dû supplier pour qu’on lui accorde alternative. Il fallait croire qu’elle avait trouvé un moyen de subsistance malgré cette rupture brutale avec le reste de la famille.

"Je vous prie de prendre le temps au moins de reconsidérer l’offre" dit Europe d’un ton plus diplomate. "Sauf votre respect, même si Narcissa a la chance de choisir son mari, c’est bel et bien le nom des Saint-Loup qui se fondra dans celui de l’époux, et non l’inverse."

Le coin de sa bouche se releva en un petit sourire suffisant et elle se permit une pique ironique, vengeance retardée aux propos de Cassandra:

"Mais peut-être envisagiez vous d’accorder la main de Narcissa au fils du Second de l’Inquisition? Je ne voudrais certes pas interrompre des projets d’une telle… envergure."

Cassandra soupira avec fatalité. Elle répondit à Europe Eléanora-Sun d'une humeur tout à fait tranquille. Elle était fermement décidée à ne pas dire quelque chose qui puisse convaincre son interlocutrice qu'elle la menait en barque, tant bien même c'était le cas. Se penchant légèrement vers elle, Cassandra dit :

- Permettez-moi de partager avec vous un soupçon des désagréments de la vieillesse. Quand vous aurez mon âge, vous réaliserez que le froid conserve votre vigueur en la stimulant. Le soleil me consumerait et écourterait mes jours. Or, je compte encore veiller sur ma fille.

Et là, au moins, il y avait une part de vérité. La Veuve priait chaque jour pour que Narcissa parvienne à maturité sans dommages et qu'elle jouisse de la vie qu'Amaël avait imaginée et façonnée avec elle. Reprenant ses esprits, elle tendit la main vers le plateau qui était servi entre elles.

- Reprenez un gâteau au citron, je vous en prie.

Et là, Europe Eléanora-Sun se permit de passer outre la bienséance. Elle ouvrit les hostilités avec une franchise qui désarma Cassandra. La Veuve se sentit aussitôt davantage dans son élément. Les discussions avec trop de sous-entendus l'agaçaient ; cette soudaine attaque, étrangement, fit remonter la demoiselle dans son estime. Cassandra posa sa tasse calmement, puis décida de faire une réponse qui saluerait l'audace de son invitée. Elle ne pouvait lui révéler le secret de sa disgrâce, mais elle pouvait au moins lui suggérer de deviner. Attentive à faire ressortir la sincérité dans sa voix, la Veuve répondit :

- Votre intention est grandement appréciée. Nous aurions effectivement pu faire converger les intérêts de nos familles si la situation avait été différente. Sachez toutefois que je ne pense pas effectuer de reconversion, même dans des conditions aussi intéressantes que celles que vous m'offrez.

Réalisant que ses paroles pouvaient être perçues comme une explosion de suffisance et générer l'impact inverse à celui qu'elle voulait, elle explicita sa pensée.

- Ne vous froissez pas trop vite. Dites-vous que c'est le propre des vieilles personnes d'être si acariâtre. Je ne veux pas que vous m'offriez de nouvelles conditions qui seraient plus avantageuses : mon objectif n'est pas la surenchère. Si vous voulez absolument poser des mots sur mon refus, vous pouvez parler d'incompatibilité dans nos visions de l'avenir.

Le temps était venu de mettre un terme à cette discussion, pour ne pas la laisser s'enliser dans des faux-semblants. Son hôte avait pris la peine de lui exposer son incompréhension ; Cassandra pouvait au moins lui répondre.

Europe Eléanora-Sun perdit cependant tout le crédit qu'elle venait de retrouver avec sa dernière réplique. La Veuve songea qu'elle aurait dû s'en douter, mais ne se départit pas de sa sérénité. Les derniers événements avaient prouvé qu'il y avait plus que de l'amitié entre les deux jeunes gens. David avait toutefois mis fin à cette amourette en trahissant la confiance de Narcissa. Et quiconque aurait vu la petite verser des torrents de larmes n'aurait pas suggéré l'idée d'une romance entre eux. Mais cela, la Veuve ne pouvait l'avouer à Europe Eléanora-Sun... Cassandra prit donc l'attaque de son hôte avec beaucoup de calme.

- Ah oui, le petit Geisler. C'est donc sur lui que portent les bruits de couloir à propos de ma fille ? Notez que ce n'est pas étonnant, c'est son ami d'enfance : ils jouaient jadis ensemble dans la cour du château. Vous n'allez pas me dire qu'une femme aussi accomplie que vous prête l'oreille à ce genre de ragot de fille de cuisine ?

En conclusion, Cassandra se permit de croquer dans son propre gâteau au citron. Délicieux, cela allait sans dire. Il faudrait qu'elle félicite la cuisinière.