Une vie de chat n'était pas tous les jours simple mais pouvait avoir des avantages certains, pensait Ophéline en se dirigeant vers l'Hôtel particulier de Saint-Loup en claudiquant. Elle se faufila sans mal à travers les barreaux de la grille récemment dressée autour de la bâtisse. Elle ignora nonchalamment le regard suspicieux des gardes de l'inquisition qui la virent passer entre leurs jambes. Si en retrouvant sa place d'Inquisitrice Générale Cassandra avait pu empêcher l'incarcération de Viviane, elle n'avait pu empêcher le Conseil de la Suprêma d'assigner la Grande Prêtresse à résidence avec une garde ferme et permanente. Autant dire que l'Hôtel de Saint-Loup était mieux gardé que les cachots de la Collégiale. Enfin, Ophéline pressa le pas pour gravir l'escalier qui menait à la chambre mitoyenne de celle de Viviane, elle en poussa la porte qu'elle savait toujours ouverte et fila par la fenêtre pour finalement atteindre la fenêtre entrouverte de Viviane. Ophéline se rappela subrepticement la première fois qu'elle avait passé cette fenêtre, l'aventure incroyable qu'elle lui avait racontée, les promesses qu'elle avait faites. Les promesses qu'elle n'avait pas tenues...

Ophéline s'approcha de Viviane et s'affala, épuisée, à son côté. Elle n'osa pas croiser immédiatement son regard qui devait être plein de questions et de larmes après l'épouvantable épreuve qu'elle avait vécue lors de cet autodafé mémorable qui lui avait fait perdre ses grimoires et ses espoirs. Enfin le contact se fit, aussi amer soit-il.

« J'ai échoué Viviane...
Je ne me le pardonnerai jamais. Jamais...
Je ne te demanderai pas de me redonner ta confiance ou ton estime. Si je suis venu à toi aujourd'hui c'est pour te dire ce qui s'est passé, non pas pour que tu m'excuses, mais pour que tu comprennes. Que tu comprennes comment j'ai pu te laisser ainsi au milieu des flammes.

Après être venu t'annoncer que le Pacte d'Ailrun se tiendrait prêt pour te sauver sur le parvis de Zetting, je me suis dirigé vers le Château de Frauenberg. Personne au sein de notre tribu ne sachant que c'est moi, Antoine, qui me cache sous cette apparence féline, il me fallait trouver un allier. Quelqu'un d'assez intelligent pour me reconnaître, d'assez croyant pour me faire confiance, d'assez charismatique pour être suivi et d'assez courageux pour te porter secours. Et aussi méfiante que tu sois envers ce personnage, mon choix s'était porté sur Adal Loewenstein. Je l'ai vu à l'étang te porter secours, je l'ai vu évacuer notre réunion à temps pour éviter l'inquisition, et je le savais prêt à tout braver pour sauver ses sœurs. À l'approche du Château, je crus le reconnaître s'en allant en beaux habits dans la direction opposée. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je compris que c'était Noâz qui s'en allait vers la Forêt. Et ce qui me frappa plus encore sur le coup fut l'absence de stigmate sur son front... Résolument troublé, ma curiosité piquée à vif, je me décidai à le suivre, l'occasion était trop belle,

La course fut éreintante mais je parvins à le talonner jusqu'à la Clairière sans qu'il ne se méfie un instant. Lorsque, le suivant, je pénétrai la Tour que j'avais jadis prise pour un poste avancé de l'inquisition, je ne savais pas combien mon infraction allait m'être fatale. Il y avait là un escalier qui me sembla sans fin. On ne peut se rendre compte vu du sol combien cette Tour est grande, et encore moins à hauteur de chat. Bref, arrivé au sommet il y avait un grand et luxueux salon où se tenait Europe près d'un grimoire, le Libru di Angeli. Je me tapis dans l'obscurité pour espionner leurs confidences et j'attendis. Noâz se plaça sur le balcon, posa son œil contre ce qui semblait être une longue-vue surdimensionnée. Il était alors capable d'instruire Europe des moindres mouvements de la ville, de son agitation, des inquisiteurs qui mettaient en place les combustibles, des badauds qui s'attroupaient, des sorcières parmi eux, et du cortège funeste qui accompagnait les deux condamnées à mort. Mon cœur ne fit qu'un tour. Je voulus m'en aller immédiatement prévenir Adal ! Je dévallai les escaliers, mais arrivé en bas les pierres ne s'écartaient pas pour me laisser sortir. Je compris alors que l'enchantement angélique était fait de telle manière que ne pouvaient sortir de la Tour que ceux qui avaient été invités à entrer. Je retournai donc en haut pour trouver une solution. Les deux intriguants n'avaient pas bougé. Noâz remarqua que les sorcières du Pacte avaient formé un cercle parmi la foule, que sûrement elles allaient tenter quelque chose pour sauver leur Grande Prêtresse. L'espoir renaissait ! Il quitta alors le balcon et je m'y glissais plus silencieux qu'une ombre. Je regardai en bas avec frayeur, d'une certaine hauteur les chats aussi peuvent avoir le vertige. Europe répondit à Noâz qu'il n'y avait pas matière à s'en inquiéter. Je me raidis. Elle lui avoua avoir dans sa manche une carte insoupçonnée qui empêcherait à coup sûr le Pacte de sauver Viviane et Cassandra, un membre de la Cabbale infiltré, une taupe, un traître au Pacte d'Ailrun.

Je ne pouvais plus attendre, j'ai sauté, une chute vertigineuse. J'atterris par miracle sur un coin de terre meuble, cicatrice des récents affrontements. Je me blessai à la patte mais nul temps d'en verser une larme. Je fis tout mon possible pour rejoindre l'église de Zetting... trop tard, malheureusement.

Ophéline marqua une pause. Elle avait terminé son récit, pourtant ce qui lui restait à dire serait peut-être bien le plus douloureux pour Viviane. Car Europe avait bien cité un nom l'instant précédent la chute d'Ophéline, un nom qui n'échappa à ses oreilles.

« Il s'agit d'Alix De Charme »

Le dos voûté, la rouquine était plongée dans ses cahiers de compte. Depuis le bûcher, elle avait décidé de vendre son commerce, il lui demandait un temps et une énergie qu'elle n'avait plus. Alors depuis son retour, elle s'était plongée dans les comptes, avec résignation plus qu'envie afin de rendre toutes les choses claires pour le futur acheteur. Ce soir, elle pensait être capable de terminer tout cela si elle n'était pas interrompue. La sorcière souhaitait être débarrassée de tout cela le plus rapidement possible. Être assignée à résidence ne l'ennuyait en rien, elle avait accueilli cette nouvelle avec l'indifférence la plus totale. Lorsqu'elle entendit du bruit à la fenêtre, elle réprima un soupir d'agacement. Antoine avait-il vraiment besoin de venir ce soir ? Il avait fait une promesse qu'il n'avait pas tenue et elle avait failli périr sur le bûcher. Ce soir, il venait probablement pour s'excuser platement, mais Viviane n'avait vraiment pas envie d'écouter ses jérémiades. Aussi, lorsqu'enfin elle établit le contact visuel, elle le laissa parler sans l'interrompre jusqu'à ce qu'il ait fini.

Rien de ce qu'il pouvait dire ne l'affectait vraiment, elle se rendit compte, sans surprise, qu'elle n'en n'avait plus rien à faire des manigances d'Europe, des trahisons et des rédemptions. Tout ce qu'elle souhaitait c'était s'en aller le plus loin possible de cette vie et de tous ses tracas. Dans les yeux du chat, elle lisait une sincère repentance et la fierté ridicule de lui apporter des informations « essentielles ». Pour un peu, et elle lui aurait ri au nez. Savoir que la responsable de sa presque mort était Alixe de Charme ne lui faisait ni chaud ni froid. Frôler la mort de cette manière change les perspectives et punir la jeune fille pour ce qu'elle avait fait lui semblait d'un ridicule consommé.

Un soupir s'échappa de ses lèvres, enfin, ce stupide chat avait terminé de lui raconter sa vie. N'ayant plus aucun désir de se montrer polie ou gentille avec un chat qui ne faisait que lui apporter des ennuis et des informations inutiles, elle le rembarra sans autre forme de procès.

« Bien, merci, tu peux t'en aller maintenant. Je n'ai plus besoin de toi, plus jamais. »

Et ce furent là ses adieux à l'homme qu'elle avait autrefois aimé, dans une autre vie, où le choses avaient de l'importance, où certaines personnes comptaient dans sa vie, où elle était Grande Prêtresse et en était fière, où les choses étaient différentes. Dans ses yeux se lisait une lassitude qui ne laissait plus place à rien d'autre qu'au repos. Sans avoir terminé ses comptes, elle se changea seule et se mit au lit, tâchant de trouver un sommeil réparateur qui pourrait lui faire oublier les horreurs de sa vie. Mais il n'existait nul repos pour elle désormais, le repos pour elle n'existerait que dans la mort, quand celle-ci aurait enfin décidé de l'enlever du monde des vivants, un monde qui la méprisait et dont elle n'avait désormais cure.

Quelques jours plus tard, Louisa arriva à sa porte, tout en repentance elle aussi. Viviane écouta ses mots, des mots qui autrefois lui auraient réchauffé le cœur. Aujourd'hui, elle ne réussit qu'à esquisser un maigre sourire et assurer la couturière de son amitié toujours intacte. Pieux mensonge que cela, Viviane n'en voulait à Louisa, elle ne lui en avait jamais voulu mais aujourd'hui son amitié lui était indifférente, comme tout le reste.

Celle qui n'avait de Grande Prêtresse que le titre s'était détachée de tout ce qui l'entourait en quelques jours. Pour une somme misérable, elle avait vendu son commerce. De sa nièce, elle n'avait aucune nouvelle, et cette absence lui était égale. Seule Cassandra parvenait encore, avec grande difficulté à garder une place dans le cœur de Viviane.

La dame n'avait plus cure de son avenir, il était déjà scellé.