Le Grand Salon résonnait de bruits agréables, qui reflétaient que la vie avait repris dans le Château de Frauenberg. Une vie plutôt douce, faite de réceptions mondaines et de rencontres sociales agréables. Exit les manigances, ici l'endroit était fait pour s'amuser et se sociabiliser.

Ce soir ne faisait pas exception. Depuis son arrivée dans le Comté, Lazare Loewenstein se plaisait à organiser des soirées mondaines, et le Comté se plaisait à s'y rendre. Les gens se réunissaient avec une sympathie ambiante, notamment parce que le nouveau Comte était très apprécié de tous. Et c'était compréhensible : l'homme était particulièrement charismatique, et chacun le trouvait étrangement familier. Il avait été bien accueilli dès le premier jour. Si on exceptait ce qui était advenu de son carosse...

Mais de cela, peu s'en souvenaient. Pratiquemment personne à vrai dire. Une seule âme restait éveillée, et n'avait pas senti le Voile se poser sur la ville.

Le Grand Salon recevait la crème de Forbach ce soir, et Alix regardait pensivement de loin sa mère Eleonor discuter avec Sigmund, son oncle. Depuis l'arrivée de Lazare, la vie était devenue plus douce. Les conflits s'étant apaisés, et le miracle de paix ayant opéré, les factions ne manigançaient plus les unes contre les autres. Et l'étrange Voile qui s'était posé sur les habitants de Forbach avait fait des merveilles à ce niveau là ; plus personne n'était capable de se souvenir réellement de ce qui s'était vraiment déroulé pendant des années. Alix avait entendu des histoires sur une vague de froid, des vagues de maladies... mais rien sur les sorcières. Tout s'était étrangement effacé.
Au début, Alix avait essayé de convaincre sa mère qu'elle était sous l'emprise d'un sortilège, mais tout ce qu'elle y gagna ce fut qu'Eleonor cru pendant un temps que sa fille perdait la raison. Alors, la jeune femme avait réfléchit attentivement à la situation. Il ne lui fallu pas longtemps pour comprendre qu'elle s'était habilement fait manipuler par le Comte Noâz. Avec le recul, elle se senti incroyablement crédule. Comment avait-elle fait pendant toutes ces années pour prendre d'aussi mauvaises décisions ? Mais la réflexion n'était plus là à présent.
Elle avait entendu ce nom, pendant le rituel que Noâz lui avait fait prononcer : le nom de Lazar Loewenstein. Aussi, il n'avait pas non plus été difficile de comprendre que cet homme n'en était pas vraiment un, et avait été invoqué par Noâz. Enfin, plutôt par elle. Ce qui expliquait pourquoi Noâz avait eu droit à la seconde chance, la nouvelle vie qu'Alix avait souhaité pour lui. Car comme les autres, il avait tout oublié.

Alors, un autre Voile s'était posé sur Alix : celui de la solitude. Il l'avait enveloppée, de sorte qu'elle n'arrivait plus à s'en défaire. Son univers entier s'était défait. Et l'ironie de la chose était que la pire sorcière de Forbach en était à présent l'unique. Le seul rempart contre une menace qu'elle ne comprenait pas.
Elle avait pensé un instant chercher, fouiller, pour trouver un contact avec une autre tribu, ailleurs, pour chercher de l'aide, pour que la ville retrouve la mémoire, mais Alix n'avait jamais eu un grand pouvoir au sein de la tribu, et n'aurait jamais su où dénicher ce genre d'information. Et à dire vrai, quand elle voyait le résultat de tous ses mauvais choix, la finalité n'était pas si mal. Peut-être que laisser planer l'ignorance était le plus beau cadeau qu'elle pouvait faire à la ville. Les problèmes à présent étaient moindre, les factions n'existaient plus, et la paix était revenue de façon définitive. Il n'y avait plus aucun feu qui menaçait de se relancer à ce niveau là. Elle était peut-être là, sa rédemption.

La seule menace qui existait, était Lazare Loewenstein. Malheureusement pour Alix, Noâz n'avait pas pris soin d'éclaircir la jeune femme de détails concernant son plan, aussi restait-elle dans le flou quant au danger qui planait au-dessus de leurs têtes. Alors, il avait fallu prendre des décisions, de celles qui changeaient des vies. La sienne, en tout cas.

"Garde tes amis proches, et tes ennemis encore plus", lui avait un jour dit Sigmund. Suivant ce conseil, et poussée par Eleonor, Alix avait accepté de se marier avec le lumineux Comte Lazare Loewenstein. D'une certaine façon, la jeune femme se sentait reliée à lui, mais elle n'était pas certaine du lien magique qui les unissait. Après tout, peut-être se faisait-elle des idées ? Lazare n'avait peut-être aucune intention malveillante ? Toute la ville était unanime pour le trouver si beau, si grand, et lui accorder toute confiance.
Pouvait-elle se tromper ?

A présent devenue Alix Loewenstein, la jeune femme avait accepté délaisser sa rapière, même si elle réussissait toujours à cacher une dague quelque part, juste au cas où. Pour les événements mondains, elle portait des tenues plus féminines, pour la plus grande fierté de sa mère. Alix ne s'était jamais aussi peu sentie elle-même que depuis qu'elle s'était drappée de ce Voile. Elle se sentait complètement perdue, dans une situation où elle n'avait pas de prise. Pourtant, elle sentait qu'elle devait rester vigilante.

Certains jours, Alix se demandait si ça n'était pas elle qui avait perdu la raison. Peut-être que Lazare était un homme comme un autre, et que le bras de fer qu'elle ressentait en elle n'était que le fruit de son imagination ? Avait-elle imaginé tout ce qui s'était passé ces dernières années ? Comment tout une ville pourrait-elle oublier ?

Alix secoua la tête. Parfois, elle avait l'impression que douter était le dérapage qui la perdrait. Et elle devait rester vigilante ; après tout, elle était la seule sorcière à Forbach. La seule.

Tirée de sa rêverie par son mari qui s'approchait, la jeune femme eut un sourire de façade alors qu'il lui proposait son bras afin de l'emmener près de la cheminée pour lui présenter un quelconque grand nom du Comté.
Oui, parfois, elle se demandait si elle se trompait.
Après tout, le Comte se comportait d'une façon tout à fait normale à son égard. Il était effectivement angélique, beau, agréable, se comportait convenablement avec elle, et la ville entière l'appréciait.
Pouvait-elle se tromper ?

Et si, en vérité, c'était elle qui avait oublié ?

Alix croisa le regard malicieux que Lazare Loewenstein lui réservait toujours et prit le bras qu'il lui tendait avec douceur.
Elle devait rester vigilante. A présent, elle était seule.