-C’est-y pas possibl’ qu’les temps ne s’améliorent-y pas, ma Mère. Tout c’est que misère dans l’fermage, les vaches elles maigrissent, les poules elles creusent sans l’espoir d’trouver la moindre graine, les chiens ils s’battent et les cochons s’mangent entre eux. Bientôt, la vie de mes propres drôles s’ra m’nacée si l’Ciel n’daigne nous entendre… Je vous en s’pplie, priez pour nous…

La voix faible s’éteignit en un abominable sanglot. Une paysanne mal mise pleurait, agenouillée devant la Mère Supérieure. La religieuse gardait le silence, respectant le malheur de la villageoise. La gueuse finit par se moucher dans sa robe et de lever ses yeux baignés de larmes sur Athénaïs qui lui souriait maternellement. Elle finit par s’agenouiller en face de malheureuse et lui sécha ses larmes avec une douceur inégalable.

-Ma Fille, le désoeuvrement est le premier signe menant à la mort. Ressaisissez-vous ! Les temps sont défavorables à chacun ici et la force est notre alliée la plus précieuse… Gardons là dans notre cœur. Les prières seront dites avec ferveur, Dieu finira par nous venir en aide. Venez vous confesser dimanche pour implorer le Pardon Divin car enfin il est possible que vous n’ayez été épargnée par la faute d’un péché non pardonné. Emmenez aussi votre époux et vos enfants, purifions nos fautes et facilitons la joie dans nos demeures. Allez en paix.

Athénaïs se releva lentement, la paysanne fit de même.

-L’ez en paix, ma mère.

La pauvre femme partit lentement, et bientôt la lourde porte ecclésiastique claqua dans un bruit qui partit en échos interminables sur les murs de pierre de la paroisse religieuse. La religieuse se plaça devant l’autel, fit un signe de croix et s’agenouilla avec ferveur, les mains jointes devant son visage hyalin d’où un crucifix d’argent dépassait. *Seigneur, ne laisse pas ton peuple dans ce désoeuvrement, permet nous d’éradiquer le malin, donne nous les moyens de résister à la menace funèbre et dis nous comment fermer éternellement les portes du Mal. Amen*. La religieuse finit sa prière mais songeuse ne bougea pas. Comment donc finirait cette histoire, que se passera-t-il si tous les membres de l’inquisition devraient y rester ? Que voulaient ces succubes maléfiques ? Pourquoi s’en prenaient-elle impitoyablement à d’innocentes personnes ? Quel plaisir pouvaient-elles avoir à commettre de tels ignominies ? Tant de questions sans réponse, tant de gens malhonnêtes qui méritaient la mort. Il n’était plus tolérable que l’Enfer se laisse aller sans pudeur dans les campagnes désenchantées. Un chien pelé vint prendre place aux côtés de la Mère Supérieure, leva la truffe pour l’admirer avec curiosité. Soudain, son oreille se leva et lentement il se retourna en faisant un sourd grognement. Il n’y avait pas de doute, on arrivait. Sans se retourner, la religieuse toujours agenouillée se mit à sourire. Un rayon de soleil traversa la piètre rosace de la paroisse et vint l’illuminer comme une Sainte. Aveuglée par une telle clarté Athénaïs ferma les yeux et sa voix particulière se fit entendre:

- Bienvenue dans la maison de Notre Seigneur…

-Madame ?

La Mère Supérieure se releva lentement et se retourna tout en s’appuyant sur sa riche canne d’infirme, un sourire égayait ses minces lèvres. Jamais encore on ne l’avait appelée de la sorte et il fallait dire que cette nouvelle dénonciation de sa personne avait un attrait qui lui était jusqu’alors inconnu. Elle aurait pu ainsi être n’importe qui, de la souillon à la Marquise, l’inconnue infernale qui bat les pavés du Monde à toutes heures des cadrans. Mais non, Athénaïs n’était qu’une religieuse cloîtrée dans les maisons de Dieu dans lesquelles elle se complaisait à merveille. Madame, le Seigneur la gardait bien de ce titre. Que diantre aurait-elle donc fait, embarrassée comme toutes ces Dames d’un époux ?

-Puisque vous êtes de l’inquisition, je pense qu’il vous faut d’abord apprendre quelques birbes catholiques, mon fils… A moins que vous ne soyez vous aussi un indigne païen venu nous aider dans le seul but d’étancher une soif de tuer en toute impunité ? Permettez moi de ne pas le croire… Vous ne seriez pas venu ici me quérir si c’était le cas.

Athénaïs parlait tout bas, chuchotant presque. La porte de l’église s’ouvrit, laissant entrer une vieille dame qui trempa sa main dans le bénitier avant de s’agenouiller devant une statue de la Vierge. Cette dernière regarda en coin la Mère Supérieure et semblait tendre l’oreille. La religieuse hocha la tête avec désespoir. Elle avait sans peine reconnu cette pauvre veuve Tricon qui depuis la mort de son époux faisait le tour de Forbach, comblant son vide sentimental par les indélicates rumeurs infondées dans le seul but d’avoir des commérages à filer le soir avec ses amies esseulées. Au fond cette pauvre âme était bien à plaindre et la Mère Supérieure fit un signe de croix à son attention, ce qui fut accueilli par un grand sourire scellant une promesse de discrétion. La vieille dame finit sa prière et partit comme elle était arrivée, sans même se retourner. L’église était maintenant vide, occupée simplement par deux interlocuteurs de l’inquisition.

-Vous vous apercevrez bien vite que je suis dotée d’une méfiance incroyable, mon fils. Aussi, je vous prierai de ne pas m’en tenir rigueur si je ne répond pas de suite à vos questions dont les réponses seraient désastreuses si elles venaient à entrer dans les oreilles de personnes mal intentionnées…

La Mère Supérieure s’assit sur un banc en face de l’autel, et d’un geste harmonieux de sa main blanche invita Christian à faire de même. L’entretien tirerait sans doute en longueur et il n’était pas certain qu’elle tienne tout ce temps debout sans vaciller un tant soit peu. Et pourtant… La religieuse malgré quelques déboires physique avait une poigne encore impressionnante. Elle sourit au jeune homme avec l’assurance d’une mère qui reçoit la visite de son enfant et murmura à nouveau:

-Mais dites-moi donc, mon fils… Qui vous amène donc dans l’armée de Dieu ? Et que comptez-vous y faire ? A votre âge, n’est-ce pas fabuleux ! Êtes-vous fervent de dévotion au point de vouloir sacrifier votre jeune vie au service de Notre Seigneur tout Puissant ?

Athénaïs plongea ses grands yeux noirs dans ceux de Christian. Il fallait dire que le jeune homme avait des orbes profondes et rares. Indifférente aux attraits humains la Mère Supérieure ne tressaillit pas devant cette spécificité mais ne put s’empêcher intérieurement de plaindre les jeunes filles innocentes qui auraient pu s’y perdre avec désespoir.

-Bien entendu, je ne cacherais pas que de maussades figures se sont enrôlées ici pour échapper aux Prisons Royales. Vous n’êtes sans doute pas sans savoir mon Fils que ce qui est sous le couvert de la religion est exempté des tourmentes du Roi. Je sais heureusement à qui me fier et cela sans doute explique avec exactitude certaines méfiances qui animent mes propos.

Elle ne reprocha pas la moquerie du jeune homme, elle s’en lavait plutôt les mains. Elle ne se rappelait que trop bien de ses taquineries de jeunesse et en excusait bien entendu le jeune homme de vouloir en faire usage. Elle condamnait elle aussi intérieurement les gens peu scrupuleux qui avaient sans doute tué voire violé des innocentes et cette pensée l’écoeurait au plus haut point. Elle n’avait que trop deviné son père se donner à de telles pratiques ainsi les condamnerait-elle si une scène aussi grave venait à s’étendre sous ses yeux. La religieuse toisa le jeune homme avec hésitation mais elle eut bien du mal à imaginer ce charmant minois torturer de pauvres innocents, ainsi décida-t-elle de lui accorder sa confiance.

-Les derniers évènements sont important, mon fils. Je pense que vous voilà arrivé au bon moment.

Athénaïs fouilla dans sa poche et en sortit une lourde clé en fonte qu’elle alla faire tourner dans l’énorme serrure de la vaste porte de l’église et retourna vers Christian, sûre à présent que personne ne viendrait ouïr ses propos.

-Je suis la Mère Supérieure des lieux, je m’occupe des âmes égarées et des enfants orphelins de la Région. Vous me trouverez souvent dans cette église et si un jour vous avez besoin de mes services et que je suis absente laissez un message à l’une des religieuses. Mais nommez moi simplement Athénaïs, ce sera bien plus simple.

La religieuse remit sa clé dans sa poche et s’assit sur un banc en face de l’autel. Dieu lui serait témoin de ses aveux et punirait sans état d’âme l’homme si jamais il n’était qu’un traître. Elle pensa avec nostalgie à la pauvre femme malade qu’elle avait vu la veille au soir lors de sa perquisition. Rien n’était injuste dans ce Monde, tout était mérité et c’est avec cette pensée qu’Athénaïs repris son souffle pour faire retentir une nouvelle fois sa voix d’outre-tombe:

-Hier ont été retrouvés trois hommes de l’inquisition, pendus sans nul doute par quelques sorcières mal intentionnées. Des pentacles de Mercure ont été retrouvés gravés sur leur front, signant avec mépris leur macabre travail. Il n’y a plus de doute possible sur la véritable identité de ces dames et nous avons décidé de mettre fin à leur impitoyable règne. Je pense maintenant qu’il est temps que vous vous joigniez à la partie. Je vais vous expliquer.

Distraitement la religieuse prit son chien dans ses bras et le caressa avec lenteur. L’animal avait ses billes noires inexpressives rivées sur le jeune homme. Il ne bronchait pas et se laissait manipuler par sa maîtresse avec résignation comme une peluche par un enfant. Une vierge derrière la Mère Supérieure portait son enfant de la même façon à la différence qu’elle n’était pas mobile. Les yeux de la femme passèrent par plusieurs expressions et scrutaient un point inexistant bien au-delà de l’autel. Bientôt Athénaïs reposa son regard vers le jeune homme et lui sourit, comme si elle venait de s’apercevoir de sa présence. Elle reprit son discours à voix basse:

-L’inquisition doit maintenant visiter chaque recoin de chaque maison de Forbach. Chaque habitant détenant des objets pouvant l’inculper dans les affaires de sorcellerie sera interrogé et chaque personne contre qui nous regroupons assez de preuve sera jugée puis exécutée. Si nous ne le faisons pas maintenant alors beaucoup d’innocent encore mourront, et beaucoup d’autres auront faim. Je vous encourage à participer à ces fouilles, mon fils… Le temps presse.

La religieuse reposa le chien par terre et soupira avec difficulté. Tout ceci ne serait certes bientôt plus de sa capacité mais elle résistera jusqu’au dernier instant ne serait-ce que pour revoir un jour refleurir dans les champs la richesse d’antan.