Nul ne sait ce qu’il se passe entre la vie et la mort, le conscient et l’inconscient.

Tout en ayant la sensation familière d’être déjà venue ici, Europe regardait de tous côtés, les joues rougies par une course interminable, les genoux tremblant sous l’effort, la nuque ruisselante de transpiration. Au dessus d’elle, l’astre du jour s’écorchait et éclatait en fleurs pourpres, donnant à la campagne des allures de terre brûlée, ambrée, solaire. Il faisait si chaud. Les rayons lumineux tapaient dur sur son corps entièrement nu, y creusant des sillons de petites brûlures, prémices d’une douloureuse dermabrasion… Il fallait qu’elle trouve un ruisseau.

Quelques mètres plus loin, Louis reposait allongé sur l’herbe grasse, lui aussi dans une parfaite nudité. Europe s’approcha en laissant son cœur s’affoler et tambouriner comme une bête fauve; elle se coucha sur lui, sentant sous ses doigts le contact poisseux et mucilagineux de la pelouse malachite. Prêts à partir dans des élans orgiaques sans commencement ni fin, ils s’observaient, calmes et tranquilles.
Europe sentit soudain une sensation humide sur son bas ventre. Baissant les yeux, elle s’aperçut qu’un trou béant perçait le torse de Louis au niveau du nombril. Un trou aux bords nets, criblé de pétéchies et ourlé de sang écarlate, laissant apparaître un nombre pléthorique d’artères creuses et desséchées. La Grande Prêtresse se releva. Louis fondait dans une humeur pestilentielle et desquamante.

Qu’est-ce qu’il y a? Ne sois pas si surprise. Tu m’as tiré dessus, tu as oublié?

Europe sentit un reflux gastrique acide lui perforer l’intérieur du ventre, ses tempes bourdonner, ses paumes se couvrir d’une sueur moite. Louis continuait à se décomposer, un sourire sur les lèvres. Avant de disparaître complètement, il pointa du doigt une silhouette au loin.

Tu assassines tous ceux que tu fréquentes, Europe. Alors pourquoi n’en profites-tu pas pour tuer Alicia?

La Prêtresse déglutit, considéra la silhouette de la Meneuse, et s’avança vers elle d’un pas ferme tandis que Louis s’évaporait dans des relents fécaux. Elle avait les oreilles bourdonnantes et des envies de meurtre. C’était le moment ou jamais de lui régler son compte! Elle en avait toujours rêvé! Cette femme était la source de tous ses problèmes! Elle avait passé son temps à la narguer, à lui tendre des pièges, à exercer sa cruauté sur le monde sans rien prendre d'autre en considération... Et rien que de voir son visage de porcelaine si délicat et souriant d’un air hypocrite, Europe avait envie de vomir. Elle fit un bond prodigieux et tomba à bras raccourcis sur la Meneuse, les deux femmes chutant sur le sol. L’adrénaline vrillant ses veines, le cerveau déformé par l’hystérie, Europe porta un premier coup de poing au visage d’Alicia dont elle sentit l’arcade se fendre aussitôt, le nez se briser avec un craquement sinistre. Le teint opalin de la femme-serpent fut repeint en une sublime couleur rubiconde. Esquissant un sourire satisfait, la Sorcière frappa derechef, les lèvres explosèrent, les os et la peau se déformèrent sous les impacts répétés, un geyser de sang atterrit en giclée sur le visage d’Europe qui en lapa les gouttes avec délectation. Enfin! Enfin, elle avait sa vengeance! Qui pourrait supporter de rester assise toute une vie comme une noble bien polie, emprisonnée dans un corset, sans pouvoir rien dire de ce que l’on pense? Pourquoi n'avait-elle pas droit d'être simplement elle-même, pourquoi Alicia, elle, ne reculait devant aucun meurtre, aucun mensonge, aucune tromperie... Jamais on ne lui avait permis ce genre de choses, jamais! Alors pour une fois qu'elle pouvait donner libre cours à son ire et sa soif de vengeance... Cette femme était un monstre, tout était de sa faute, elle mériterait d'être égorgée vive et de souffrir mille tourments avant de crever comme une chienne galeuse... Elle frappait, frappait sans aucune retenue, sentant l’épiderme de sa rivale de déchirer, un oeil s'arracher de son orbite, ses muscles saillir dans des éclats sanguinolents, se mêlant à la terre brûlée, à l’empyrée devenue écarlate. Ses mains se portèrent autour de la gorge d’Alicia et serrèrent jusqu’à ce que le cou de celle-ci ne fut plus qu’un vulgaire objet mou qu’elle secoua dans tous les sens, furibonde, laissant échapper des cris entre ses lèvres sérrées. La colère et le soulagement déferlaient en elle, le goût du sang dans sa bouche excitait sa vaillance. A mains nues, elle brandit ses ongles comme des griffes et les plongea brusquement, profondément, dans le ventre de la Meneuse qui s’ouvrit en giclant comme un fruit trop mur. Impatiente et exaspérée, Europe saisit les intestins, les tripes fumantes et autres organes qui ne l’intéressaient pas pour les balancer par dessus son épaule, visqueux et dégoûtants. Enfin, elle atteignit le cœur, qu’elle arracha encore palpitant à sa prison de chair et brandit triomphalement au dessus de sa tête.

Europe…

Qu’allait-elle faire avec? Le brûler? L’écrabouiller? Le manger? Il y avait mille et une façon de le détruire! Et toutes étaient des perspectives délicieuses dont elle jouissait d’avance.

Europe…

Sans lâcher le cœur, la Grande Prêtresse tourna la tête vers la voix qui l’appelait. A quelques mètres de là, tous ceux qu’elle aimait se tenaient rassemblés, l’observant d’un air profondément choqué et effaré. Louis. Adrien. Eleonor. Viviane. Elena. Sa mère. Son père. Le reste de sa famille.
Un à un, ils tournèrent les talons et disparurent dans un horizon rouge.