L'eau était moins froide que les autres jours, alors que Sarah Geisler se frottait le visage de façon énergique. Elle s'ébroua, souffla et prit une serviette pour s'essuyer la figure et le cou avec des gestes plus alanguis. Elle soupira devant le foyer éteint, puis à la lueur des bougies et celle de l'aube qui passait par les fenêtres translucides, elle se déshabilla, changea de sous-vêtements et se dépêcha vite fait d'enfiler une chemise d'homme pour dissimuler les bandages qui comprimaient sa poitrine, bandage qui, c'était triste à dire, étaient de moins en moins utiles. Elle enfila avec la même vitesse le pantalon et d'un geste adroit, Sarah boucla sa ceinture.

Sébastien Garin put ouvrir la porte qui menait à son bureau et sans perdre davantage de temps à chercher une veste d'intérieur ou des gants: nous n'étions pas en hiver, et son visiteur n'avait pas besoin de cérémonies. Il profita que celui-ci, ne soit pas encore là pour faire quelques pas dans son office, et s'arrêta notamment devant la fenêtre où quelques hommes de mains s'entraînaient mais surtout s'ennuyaient ferme, et beaucoup passaient leurs journées assis par terre à discuter, à maugréer. Et dans un de ces groupes, celui qui avait la plus faible moyenne d'âge, David Geisler au milieu, debout quand les autres l'écoutaient assis. Sarah Geisler comme Sébastien Garin aurait donné cher pour savoir ce que son fils disait. Il craignait quelque chose de la part des ces hommes inoccupés.

On pouvait dire aujourd'hui que l'autorité du Second était respectée, mais le Second lui même n'était pas plus admiré qu'il y a quinze ans: c'est le rôle des bras droits de se prendre tous les mécontents. Cela faisait que tant qu'il n'existait aucun homme plus charismatique, l'ordre régnait dans la Collégiale, mais dès lors qu'un homme se sentait suffisamment fort pour défier Garin, on pouvait retomber dans le chaos de l'Oracle.

Il en suffisait d'un qui brandisse une bannière, et l'on pouvait avoir un deuxième Touchedieu.

Malgré l'ordre de démobilisation, les choses demeuraient fragiles, et l'on pouvait encore assister à une grève du zèle, à des hommes de mains qui refuseraient de partir. Pouvait on leur reprocher leur peur de manquer de travail? Non, mais la cour de la Collégiale sentait plus la soif de trophées que la faim tout court.

Sébastien Garin avait ressenti le besoin de faire appel à quelqu'un qui savait commander car de toute évidence, lui n'était pas né pour cela. Comment s'en étonner, vu ses origines. Vu sa position certes inférieure, mais suffisant malgré tout, il chercha et ce fut le nom de Léandre d'Etrain qui sortit du lot par ce qu'il avait accompli dans son fief, d'où le début de leur correspondance qui aboutissait à cette rencontre. Une correspondance assez riche d'ailleurs.

Sébastien Garin continuait de regarder par la fenêtre alors que Léandre d'Etrain entrait, avec sa prestance de noble que l'on reconnaissait au premier regard. Le Second se retourna bien vite et eut un sourire sincère: il pouvait avoir confiance en cet homme là. Il s'empressa de lui serrer la main et Sébastien remarqua que la poigne du duc était bien plus ferme que la sienne.

"Enchanté de vous rencontrer mon cher, avez vous fait bon voyage?"

Avec un grand sourire, il attendit le retour des civilités et fut amplement satisfait

"Je vous imaginais peut être un peu différent.. coiffé différemment ou bien totalement rasé ou je ne sais pas quoi... enfin vous êtes là c'est le principal, je dois admettre que j'était très curieux de voir à quoi vous ressembliez, maintenant c'est fait!"

Il désigna un plateau sur le bureau où trois bouteilles et deux verres étaient disposés comme une invitation. Sébastien Garin débouché d'ailleurs une bouteille et remplit son propre verre.

"Vous voulez boire? (une petite seconde de silence) et Forbach correspond-t-il à ce que vous imaginiez?"

En acquiesçant la tête avec un sourire, Sébastien Garin fit signe de venir près de la fenêtre.

« Plus petit… moins costaud… oui c’est un handicap souvent. »

Il écarta les rideaux et l’on put voir les hommes qui continuaient de traîner dans la cour, au même endroit que précédemment, certains s’était relevés, d’autres assis, mais personne n’avait changé de place. Et ils continuaient de parler entre eux comme si la survie du monde en dépendait. Aucune ambiance martiale ne semblait avoir lieu dans cet endroit, ces forces d’intervention étaient laissées à l’abandon, sans autre maître qu’elles mêmes…

« Regardez : vous voyez ici les hommes de main de la Collégiale. Comme vous pouvez le voir, on a plus l’impression d’être sur une place de marché que dans un bâtiment dédié à la Traque et à la Révélation. Aucun entraînement n’a eu lieu depuis une semaine, les horaires des repas sont erratiques, le couvre feu sans cesse repoussé… Comme s’il n’y avait plus de commandement. »

Il eut une moue de dépit. C’était lui qui était censé commander, mais inutile d’insister davantage. De toute façon tout avait été dit par lettre, et Sébastien Garin avait été surpris de voir avec quelle confiance il s’était confié à Léandre d’Etrain, et le fait qu’il ne l’avait pas jugé. Ca l’avait énormément soulagé à vrai dire, et poussé ensuite à venir s’installer pour quelques semaines ou mois à Forbach.

« Je ne suis pas un commandant né, et je ne l’ai jamais appris. Mais vous, si. Mon origine bourgeoise ne me prédestine pas à commander, mais plutôt à gérer. Votre origine noble je l’espère devrait pouvoir me rendre un grand service en mettant au pas ces hommes de mains qui ressemblent désormais à des mercenaires. Enfin, vous le savez déjà… »

Il tendit le doigt vers un jeune homme aux cheveux noirs, imberbe, le verbe haut :

« Voilà David Geisler, mon fils adoptif, je le soupçonne de ne pas être spectateur, mais qui sait… il est si jeune. Vous vous souvenez ? J’ai peut être parlé une fois ou deux de lui. »

Les épaules de Garin s’affaissèrent, non pas d’accablement, mais de soulagement.

C’était le discours qu’il avait voulu entendre en vrai. Ce n’était pas une nouveauté, ce n’était pas une découverte que ce programme de commandement, puisque c’avait au centre de deux ou trois de leurs lettres, il savait à quoi s’attendre. Mais entre s’attendre à l’entendre et l’entendre pour de bon, il y a un fossé comparable à celui qui existe entre une peinture de chasse et la chasse elle-même. Le vécu est plus intense que sa représentation.

Sébastien Garin avait contre lui sa réputation et son passif. C’était un commandant qui avait été mou trop longtemps, qui n’obtiendrait plus jamais l’obéissance et la docilité. De même commander à son propre fils relevait de l’aberration, mais cette aberration avait quand même été permise. Maintenant, la situation relevait de l’inextricable, à moins d’une intervention extérieure, qui était lancée maintenant.

Le début de leur correspondance fournie avait été justement à propos de ce souci de commandement : Sébastien Garin avait enquêté sur des collègues dirigeants d’antennes de l’inquisition qui avait fait preuve de compétence en matière de commandement. Il avait trouvé Léandre D’Etrain, un de ces hommes nés pour le commandement comme d’autres naissaient pour la prêtrise. Il avait d’abord cherché uniquement des conseils, il avait trouvé bien davantage, et finalement, plutôt que de se contenter de conseils à distance, il était apparu que rien ne remplacerait la présence physique du noble, le charisme ne se transmet pas par des lettres.

« Comme vous le disiez dans vos lettres… et comme je l’ai dit dans mes lettres, je m’appuie sur vos épaules désormais : occupez vous des hommes de mains, et nous redorerons l’image écornée de l’Inquisition. Nous accomplirons enfin notre devoir et… nous rentrerons chez nous. »

Comme pour illustrer ce qu’il venait de dire, Sébastien Garin posa une main légère qui se voulait ferme sur l’épaule de Léandre.

« Vous souvenez vous du début de notre correspondance ? Nous ne nous attendions certainement pas à nous voir un jour, et encore moins travailler ensemble. C’est véritablement une chance que nous nous soyons entendus aussi bien et aussi vite quand on y pense. En tout cas ca m’arrive assez rarement. »

Dans des circonstances calmes. Même l’amitié durable avec Mère Mattea avait commencé sur une scène pénible.

« Je commençais à manquer d’alliés avec toutes ces erreurs : la plus grave a eu lieu il y a quinze ans… enfin c’est passé, grâce à vous, la Clairière aux Muguets n’existera pas une seconde fois n’est ce pas ? Pour la plus grande gloire de l’Inquisition, de la Sainte Eglise Catholique, et de Dieu. »

Enfin un sourire sur ce visage, sourire d’espoir et d’avenir. Mais un nuage passa devant ses yeux, affaiblissant un peu sa joie.

« Enfin pour mon fils… »

Un silence relativement long se fit avant qu’il ne change d’avis :

« Non rien, faites comme vous avez dit, exactement tout comme. Y compris avec David. »

Il fallait arrêter de le materner, un homme qui lui enseignerait la discipline était certainement ce qui lui manquait. Mais son cœur de mère n’était pas tout à fait sûr sur ce point.