Un peu de repos pour l'âme

Aguerri(e)

La pluie fine s'abattait paresseusement sur les pierres fraiches de l'Eglise de Zetting. L'humidité et la chaleur se mêlait et donnait un air lourd et désagréable à souhait qui ajoutait un peu de tristesse à ce jour mémorable. La mort de Sonia était un évènement qui avait marqué plus d'un être, car elle avait signé l'assassinat d'autres femmes dont des sorcières connues et des femmes innocentes. En tout les cas, ces femmes là n'avait rien à se reprocher. Elle avait été dupé par une créature machiavélique, qui au départ avait laissé croire que ces intentions étaient pures et justes. Ce jour là, lors de ce bucher, il y avait de la pluie peu après, éteignant les braises chaudes et souillant un peu plus les corps calcinés. Même si elle n'avait pas été présente ce jour là, elle s'imaginait la scène, la gorge nouée. Sa mère ne reposait évidemment pas au cimetière, puisqu'elle avait été bruler pour sorcellerie, par ailleurs son père, dont la croyance en dieu et la bonté n'avait jamais été mis en doute reposait ici. Sur la petite tombe figurait un collier attaché, avec en pendentif gravé dont seul la famille Mirova savait la signification. C'était le premier cadeau qu'avait fait le père de la ligné des Mirova à sa promise. Ce mariage arrangé avait été bénéfique pour eux deux et les avaient conduit à quitter leurs villes respectives pour trouver un point d'entente entre les deux, là où vivait un oncle de la famille. Il avait un vieux manoir délabré en bout de forêt et l'offrait volontiers pour partir loin d'ici. Il n'avait pas mentionner immédiatement les histoires de sorcières qui courait, mais le très jeune couple avait choisit ce lieu pour Sonia qui cherchait des confrères et consœurs. La réputation du village avait fait le tout.

Elena se tenait droite, en robe longue, noire, simple, et sans aucune fioriture. Sa noblesse n'apparaissait pas dans ses habits pour une fois. Elle s'agenouilla après avoir longuement contemplé la tombe de haut. Elle caressa la stèle de ses doigts en soupirant lentement et en les regrettant. Ils lui manquaient énormément. A Vincent aussi, mais il en parlait moins. C'était le seul sujet sur lequel il restait parfaitement discret, car il avait vécu ça bien différemment.

Après quelques instants passé sans rien dire elle fit une prière pour ses parents, espérant que le monde de l'au delà les avaient accueillis et qu'ils y étaient heureux, et qu'ils pouvaient les voir de là haut. Puis elle pria la Valkyrie de protéger cette tombe contre tout. Elle réouvrit les yeux et fixa encore une fois l'inscription sur la pierre. C'était toujours aussi étrange, après toutes ces années de ce dire que ce corps autrefois heureux, vivant et bien portant était parti en poussière, en chaire putréfiés. Le corps était une chose étrange.

Après une bonne demi heure de recueillement, elle finit par se redresser en grimaçant. L'humidité lui rendait les articulations parfois un peu grincheuse. Elle épousseta le bas de la robe pour éviter que la terre ne s'accroche au tissu et inspira une dernière fois très profondément avant de s'apprêter à partir, mais quelque chose la retint, un visage qu'elle connaissait et qu'elle aurait préféré ne pas revoir. Oh, évidemment, elle l'avait revu lors de cette petite fête aux tournants étranges, mais ce n'était pas le même type d'entrevue et de rencontre. Cette rencontre là, n'était pas prévu, ni prévenue.

*Europe*

L'avait-elle vu? Elle espérait secrètement que non, pour ne pas avoir a échanger des banalités devant le public restreint des quelques personnes venus prier et pleurer leurs disparus.

Fugitive

Europe s'était réveillée un matin avec une marque rougeâtre sur le front. Intriguée et inquiète, elle avait examiné ce symbole dont l'apparition ne pouvait clairement pas être le résultat fortuit d'une rougeur de la peau ou autre réaction cutanée. Le stigmate ornait un coin de son front, et il sembla évoquer à la sorcière la coupe transversale d'un certain légume de la famille des ombellifères. Comment était-ce arrivé? En sortant de chez elle ce jour-là, elle n'allait pas tarder à le découvrir.

La nouvelle de l'apparition des marques sur le front de certains habitants de la population forbachoise se répandit comme une traînée de poudre, malgré tous les efforts de ceux qui les portaient pour la cacher. Dès l'après-midi, les unes de la presse du comté furent envahies de titres à sensation très évocateurs, qui clamaient que le diable en personne avait touché le front de ces malheureux, ou encore qu'ils étaient vecteurs d'une atroce maladie très contagieuse. On spécula à l'infini sur les raisons qui provoquaient ce symbole chez certains individus seulement, et pendant un moment l'hypothèse de la corruption fut à la mode, jusqu'à ce que l'on se rende compte que de jeunes enfants très pieux pouvaient également être impliqués. Les innombrables dénonciations fondées sur du vent faites aux autorités inquisitoriales durent être stoppées, faute de justification. Puis vint le temps de la stigmatisation non pas physique mais sociale, où les marqués avaient tendance à être repoussés par leurs pairs, certains sinon d'être contaminés par quelque gangrène étrange. Les délégués de sa Majesté, craignant une pandémie, faillirent même mettre le Comté en quarantaine par précaution, et ce ne fut qu'à cause de la réputation habituellement maléfique de Forbach que l'on évita cette mesure drastique. Après tout, ce symbole frontal n'était que la représentation d'un énième malheur qui s'abattait encore une fois sur cette ville maudite... dès le lendemain, les cours du marché des chapeaux, couvres-chefs ou tout autre textile pouvant servir à dissimuler la marque rougeâtre explosa, ainsi que ceux des matières premières les composant. Il ne fallut qu'une petite semaine pour qu'on accuse ceux qui portaient des chapeaux de vouloir dissimuler leur gangrène aux yeux des autres, et qu'il fut considéré pour des mesures d'honnêteté concernant la salubrité publique, qu'il était plus approprié de ne pas en porter. La méfiance envers ceux arborant un couvre-chef fut donc telle que le cours des dits marchés chut avec une brusquerie dévastatrice, appauvrissant tous les filons intermédiaires concernés.

Europe ne se préoccupait que subsidiairement de ces données économiques; elle ne pouvait s’empêcher de focaliser son attention sur le fait que, depuis le lendemain de cette angoissante soirée de la mort de l’Agent du Diable (la tournure de l’événement ne l’avait pas surprise outre mesure, puisque chaque rassemblement à Forbach se terminait invariablement en un bain de sang), depuis l’apparition de cette marque sur son front en fait, ses sens avaient été décuplés. Dans le bon sens comme dans le mauvais; à présent la caresse des rayons du soleil estival se changeait en morsure, un contact sur son bras lui donnait l’impression d’une douleur hostile.

La Grande Prêtresse avait tout de suite songé à un autre coup tordu de la part du Lys Noir (comment ne pas y penser immédiatement?) avant de s’apercevoir que même certains membres de ce clan honni arboraient le stigmate. Pour autant, cela pouvait fort bien être une nouvelle stratégie de dissimulation, mais c’était peu probable.

Elle se rendit un jour à l’Eglise sous un crachin d’été, soulevant sa robe pour éviter qu’elle ne traîne dans la fange qu’Europe observait avec une mine de dégoût. Après la messe, la dirigeante d’Olrun se dirigea comme de coutume vers le cimetière pour aller se réfugier quelques instants sur les tombes d’Adrien d’Hasbaueur, de Joan Witham et d’Elena Dympha. Abigael Asmaloth, en tant que sorcière et roturière, n’avait pas eu droit à une sépulture mais même ainsi Europe ne se serait pas donné la peine d’aller se recueillir sur le tombeau de cette vile traîtresse.
Son regard bondissait de caveau et caveau et tomba bientôt sur un joli minois entouré d’un fouillis de cheveux bruns.

Sonia Mirova était une des sorcières victime de l’arrestation massive des Inquisiteurs en 1640. Des noms tournèrent aussitôt dans l’esprit d’Europe, des identités elles aussi décédées entre les griffes de la torture inquisitoriale suite à ce rituel raté. Manon Duchet et Alice Vaudremont, toutes deux très jeunes… Caroline Marchand, aguerrie d’Inès Gallois… A la mort de sa mère, Elena Mirova était partie rejoindre le Lys Noir. Europe n’avait rien à faire de cette gosse et ne l’avait pas retenue.
Elle se demanda si Elena allait profiter de cette entrevue d’une exceptionnelle rareté (après tout, les sorcières des deux clans n’avaient droit à strictement aucun contact) pour l’asséner de reproches et tempêter contre elle, de la même manière qu’Antoine Vaudremont était venu le faire il y avait cinq ans de cela. A l’époque, Elena n’était qu’une enfant qui n’avait certainement pas son mot à dire. A présent, avec le recul et un peu plus de maturité, peut-être les vieilles rancœurs resurgiraient-elles…

Aguerri(e)

Le regard fixé avec une légère inquiétude sur Europe, Elena n'attendait qu'une seule chose, qu'elle ne soit pas remarquée. Manque de chance, le regard aux étranges couleurs de la Prêtresse d'Olrun se posa sur elle naturellement, après avoir changer de direction un certain nombre de fois. Elena se reporta sur la tombe de son père et réfléchis, transit à ce qu'elle pourrait bien lui dire. Ne pas la saluer aurait paru étrange et mal venu vu de l'extérieur et les quelques personnes présentes avaient du sentir la tension dans l'atmosphère. C'est pourquoi, elles avaient relevés le nez. Elena se mordilla la lèvre, incommodée et finit par s'avancer avec toute l'assurance qu'elle pouvait avoir dans ce genre de situation. Elle inspira profondément avant de se lancer et finit par arriver à la hauteur de son ancienne prêtresse. En une rapide révérence plus polie et forcée que par considération, elle salua la noble à la tignasse violacée.

"Ma Dame."

Elle se redressa fixant Europe droit dans les yeux, un visage neutre. En théorie, elles n'auraient pas communiqué, si elles n'avaient pas eu un public, mais maintenant qu'elles se retrouvaient toutes deux bloquées dans cette situation autant faire avec. Si la prêtresse s'attendait à des remontrances, elle se trompait. Elena avait quitté cette tribu pour des raisons personnelles. A l'époque, elle avait quitté la Tribu parce qu'elle ne pouvait pas revoir toutes ces personnes qui lui rappelait à sa mère. Mais plus tard, elle avait comprit que la rigidité de l'institution de son ancienne tribu avait besoin d'être dépoussiéré et tant que Europe présidait, il était impossible de penser à un changement. De l'autre côté, le Lys explorait des contrés que Olrun n'imaginait peut-être même plus, à force de s'être enferré dans cette logique protectrice et étroite.

Europe était certes en partie responsable, mais ce n'était pas LA responsable de ce malheur qui affectait chaque jour la vie de la jeune demoiselle. Alors pourquoi lui en vouloir plus particulièrement? C'était proprement idiot et inconvenant de déverser sa rage sur quelqu'un qui n'avait après tout fait que ce qu'elle avait pu à l'époque. Sans trop savoir quoi dire au départ, Elena fixait le visage de la prêtresse en la trouvant changée, sans savoir exactement ce que c'était. Bien évidement, elle avait vieilli un peu plus, mais quelque chose de radicalement différent semblait s'opérer, et ce n'était certainement pas son caractère si glacial et diabolique à la fois.

"C'est une bien sombre journée aujourd'hui."

Toutes les deux savaient que c'était un triste anniversaire, quand on venait prier des défunts. Et plus particulièrement quand il y avait eu des décès dans des conditions de rafles inquisitoriales.

Il n'y avait pas que le temps qui était triste et déprimant. Aujourd'hui c'était la mort de son père qu'elle célébrait et la joie n'était absolument pas de mise. Pourtant, elle restait fière, droite comme un piquet, ayant appris à ne plus laissez paraître cette tristesse évidente pour la cacher au fond de son regard et de son âme. A force de fixer ce visage, elle finit par remarquer cette marque sur le front de la jeune femme, semblable à une rougeur qui avait nourrit de nombreuses rumeurs dans Forbach. Tout ce qui était différent, prenait des allures de sorcelleries et cette nouvelle n'était décidément pas la bien venue pour faire partir les Inquisiteurs. A croire que quelqu'un ou quelque chose agissait sans cesse pour rendre un Forbach une image un peu plus ternie et plus mystérieuse. Malgré les mèches qui venait se loger sur son front, la grande Prêtresse ne pouvait pas cacher ce stigmate aux formes décidément étranges.

*C'est la première que je vois avec ce signe là. Ainsi les sorcières ne sont pas épargnées. Qu'est-ce que cela peut bien être?*

Depuis quelques temps elle cherchait un moyen de se racheter auprès de Noaz et de sa tribu, bien que celle-ci n'ait pu perdre confiance en elle. Peut savait au départ qu'Elena avait été présente et avait combattu Alexandrine alors que leur Meneuse et l'un de ces fils agonisait. Cependant, elle se sentait tout de même un peu coupable et elle cherchait une façon de se rendre de nouveau utile à sa tribu. Pour le moment, elle n'avait pas encore pu se rendre compte de la propagation parmi le clan lui même, par ailleurs elle avait tenté de recenser ceux qu'elle croisait et pour le moment Europe était la première sorcière qu'elle croisait et qui était touché par cet étrange phénomène. Et il était impossible de faire un seul fichu lien entre tout ces gens. Ils étaient de classes différentes, d'âge différent, de sexe différent, et de métier différent. Alors comment faire pour trouver un lien logique? Pour le moment, Elena n'avait aboutit à rien et ignorait tout des symptômes qui frappaient les personnes atteintes.

"Est-ce que tout est rentré dans l'ordre dans votre maisonnée, depuis cette fête grandiose qui a tournée au désastre?"

Ce n'était pas un reproche, mais il est vrai que la soirée réservée à l'arrestation de l'agent du diable avait très mal tournée et l'accusation fête n'avait pas du ravir Europe. A croire qu'une fête à Forbach ne pouvait se tenir sans encombrement.

Fugitive

La Grande Prêtresse toisa Elena avec calme et patience, attendant qu’elle fasse le premier pas. Elle devait reconnaître que c’était une jeune fille très bien élevée, respectant les convenances avec brio malgré l’entrevue pourtant très saugrenue et inopportune qui était la leur. Elle aurait parfaitement pu décider de se montrer acerbe, mais des personnes venues se recueillir étaient présentes tout autour et il fallait sauver les apparences. Garder le masque… L’histoire de toute la vie d’Europe, littéralement. Elle était en terrain connu.

Europe répondit à la révérence par un geste similaire et courtois:

"Jeune demoiselle."

Cette conversation n’aurait théoriquement jamais du voir le jour, étant donné l’interdiction qui était faite aux sorcières d’Olrun de communiquer avec tout membre du Lys. Mais Europe dirigeait le clan. Elle se dispensait donc tout naturellement de respecter ses propres règles qu’elle avait fixées. Le premier qui trouverait à y redire le regretterait amèrement.

Contre toute attente, la petite Mirova ne lui cracha pas un incandescent venin sur la mort de Sonia. Europe en fut quelque peu satisfaite, elle n’aurait pas vraiment apprécié une scène en pleine jour, au milieu du cimetière, et devant un public qui plus est. De plus Elena ne semblait pas nourrir de griefs particuliers à son égard. Cela n’étonna pas vraiment la Grande Prêtresse. Il était rare que la jeune génération tienne rigueur de ses agissements passés à Europe, agissements qu’ils n’avaient pour la plupart pas connus, car trop jeunes ou pas encore nés. Non, c’étaient plutôt les vieux de la vieille comme Antoine ou Viviane, présents sur le terrain depuis longtemps et très conscients des enjeux stratégico-politiques, qui arboraient des différends avec la Grande Prêtresse.

Europe confirma d’un signe de tête. Oui, malgré l’arrivée de la saison estivale le temps était très maussade. Et pour cause… d’aucuns auraient eu bien des difficultés à se réjouir avec l’apparition des stigmates sur le front de la population forbachoise. D’ailleurs la sorcière ne sortait de chez elle que par une pareille météo, ni trop fraîche ni trop chaude, sous un ciel grisâtre sans soleil mais sans pluie. Sinon le climat lui était trop insupportable, un symptôme d’hyperesthésie qu’elle savait lié au stigmate car de nombreuses autres personnes avaient expérimenté pareil phénomène.

Malgré son chagrin Elena ne faisait pas montre de tristesse et conservait un visage fier et digne. Si elle n’avait pas été marquée du stigmate, et donc en étant de percevoir ce qui était invisible au commun des mortels grâce à ses sens décuplés, Europe ne l’aurait pas vu. Car la petite Mirova dissimulait à la perfection ses faiblesses et ses états d’âme, telle une noble bien formée dans son rang. La Grande Prêtresse songea fugitivement que si elle avait eu une fille, elle l’aurait voulu ainsi. L’instant d’après, elle chassa cette pensée ridicule de sa tête; le sentimentalisme était devenu son pire ennemi depuis quelques années.
Son regard se porta un instant sur les stèles environnantes et finit par tomber sur celle d’Alice Vaudremont, plusieurs rangées plus loin. Oui, c’était une journée endeuillée, mais Elena avait de la chance dans son malheur; tous les sorcières et sorciers n’avaient pas eu le loisir de bénéficier d’une sépulture.

"Tout est rentré dans l’ordre, merci de vous en inquiéter" glissa-t-elle d’un ton cordial. En effet tout était rentré dans l’ordre avec une surprenante efficacité; mais c’était une question d’habitude. En habitant Forbach depuis 42 ans la sorcière savait que toute réunion publique de ce type dégénérait systématiquement en vendetta sanglante. Elle anticipait ce scénario depuis si longtemps maintenant qu’il lui avait été presque facile de réagir en conséquence et de prévoir en fonction. La tournure qu’avait pris la soirée n’avait donc rien eu de surprenant, c’était même la routine pour qui en avait vu autant qu’Europe.

"Et vous, est-ce que tout est rentré dans l’ordre dans Votre maison?" Une allusion subliminale non au manoir des Mirova mais aux événements qui avaient semé le chaos au sein du Lys Noir: le vol du Livre de Lumière, la fuite d’Adal, le meurtre d’Alicia… Europe connaissait à présent les détails de ce qui s’était passé ce jour-là grâce au récit du jeune Loewenstein, nouveau membre de la tribu d’Olrun. Parce qu’Elena avait été aux abonnées absentes de tous les événements mondains ayant suivi cette date, la Grande Prêtresse en avait déduit qu’elle avait été trop bousculée pour pouvoir se montrer en public. En posant cette question Europe ne souhaitait donc pas glisser une pointe de provocation mais plutôt recueillir des informations sur ce qui se passait dans le clan adverse. Et dieu sait si elle en avait besoin! La résurrection surprise du Lys Noir demeurait un mystère total à ses yeux. Il n’y avait qu’une explication possible: Adal s’était trompé et avait cru tuer Amaël Loewenstein. Mais celui-ci avait survécu à ses blessures et siégeait à présent sur le trône –puisqu’il s’était donné la peine de le déclarer officiellement en faisant de la nique à ses ennemis.

"Je crois savoir que votre ami, le jeune monsieur Loewenstein, arbore sur son front une marque de la même nature que la mienne… Ce nouveau mystère qui touche Forbach est regrettable. J’espère que ce stigmate ne lui cause aucun symptôme délétère. On se demande vraiment ce qui peut en être à l’origine."

Aguerri(e)

Une fois les convenances passées, les deux femmes tentèrent de trouver quelques conversations pour tenter de sauver encore un coup les apparences. Un jeu tellement facile une fois qu'on y mettait les doigts. Malheureusement, cet engrenage pouvait ternir l'âme de ceux qui était enferré dedans et ne pouvait plus en sortir. Ce qui était feint devenait du ressenti et l'on était plus qu'une coquille vide reflétant le souhait des autres, être à l'image de la façon dont on vous imagine.

Ici, cette image était celles de deux nobles qui se saluaient et faisait un brin de causette entre les pierres tombales sous un ciel lourd, noirci par les nuages. Et on parlait dans le vide pour tenter de maintenir une conversation qui paraisse cordiale au vu des badauds et de ceux qui priaient. Europe informa la jeune sorcière que tout était rentré dans l'ordre sans plus de détail. La Grande Prêtresse devait avoir une certaine habitude des désastres qui secouaient Forbach et devait probablement avoir prévu un plan de secours au cas où les choses tourneraient mal. On aurait presque pu inventé une expression. A la Forbachoise. Une façon de dire que dans ce petit univers, rien n'était capable de tourner correctement et sans le moindre déboire. Il fallait qu'un grain de sable vienne se faufiler à l'endroit idéal pour que la machine s'écroule et que toute la ville en pâtisse. On aurait pu penser que les villageois déserteraient les lieux sous le joug de la sorcellerie et de la malchance. Et pourtant ils étaient tous ici depuis des générations et résistait au Diable comme il le pouvait, s'accrochant à leur racine pour tenter de rivaliser avec ces évènements, pour prouver leur force et leur courage à Dieu.

Malheureusement, celui-ci restait sourd et laissait d'immondes choses se produire dans ce microcosme. Tous subissaient plus que n'importe quelle autre personne ailleurs. C'était ainsi, et personne ne semblait pouvoir y changer quelque chose. Il fallait savoir être fataliste dans cette ville.

C'était ainsi.

La réflexion d'Elena se stoppa ici, lorsque Europe parla du Lys. La jeune femme avait froncé les sourcils en entendant l'intonation prise par la dame. Quand elle avait saisit, elle se raidit légèrement pour se contrôler. Elle eu un flash de la mort d'Amaël. Maintenant elle n'en était plus affecté de la même façon, mais elle continuait de se la rappeler.

Une gorge en sang.

Un combat.

Des corps sans vie.

La jeune femme ferma les paupières et les réouvrit dans un mouvement naturel pour chasser les souvenirs d'une tristesse infinie.

"Oui, tout est revenu parfaitement dans l'ordre malgré les évènements graves qui ont survenu."

Une trahison.

Adal paierait pour ses crimes. Elena avait intensifié ces entrainements physiques pour faire face au frère exilé. A ce criminel, cet être cruel, elle lui offrirait toute sa haine et sa hargne pour l'anéantir si elle le croisait. Sa peur avait mué, il n'était pas plus fort que qui que ce soit, il avait juste profité du fait que personne ne s'attendait à ça de sa part. Elle lui arracherait le cœur, quitte à ce qu'elle soit damnée à jamais pour son crime. Elle aurait aimé lui faire payé cette douleur et ces actes incompréhensible de son point de vu.
"Nous avons eu de quoi assurer la relève."

Qu'Europe ne se réjouisse pas trop du destin qui avait frappé le clan du Lys Noir. Elle avait peut-être gagné une bataille, mais la guerre ne s'était pas terminée. Bien loin de là. Elle ne finirait sûrement jamais. Mais tant qu'il existerait des sorciers à Forbach, les âmes se déchireraient entre deux clans. Elena restait vague, montrant simplement que le clan ennemi d'Europe était toujours debout et qu'il ne défaillirait plus de sitôt. Mieux encore, il allait peut-être évolué plus que ces derniers temps.

Enfin le sujet dévia sur le stigmate et sur Noâz. Elle ignorait encore que Noâz était touché par ce stigmate et savait qu'elle devait aller s'excuser auprès de lui. Elle se décida alors que d'ici un jour ou deux elle lui rendrait visite pour se faire pardonner de son stupide comportement. Elle avait agit, mu par la gêne.

"J'ignorais que messire Lowenstein portait tel stigmate. Quelque soit la cause de ceci, c'est encore un phénomène bien étrange qui nous accable là. Espérons que ce ne soit rien de bien particulier. Tous le monde en serait très déstabilisé."

Elle parlait également des clans. Si la Grande Prêtresse d'Olrun et Noâz venait à mourir des causes de ce signe étrange, les clans seraient anéantis et le monde de l'occulte s’effondrerait sans leader digne de ce nom.

Tel un papillon perdant ces deux ailes.

Le chaos.

Complet.

Fugitive

Un microcosme, jamais terme n’avait paru plus approprié pour qualifier Forbach, cette ville que l’on ne quittait jamais bien qu’elle s’apparente à un pandémonium terrestre depuis bientôt 22 ans… Europe avait longtemps lutté contre le phénomène, avant de s’apercevoir qu’il était beaucoup plus simple et productif de s’y intégrer pour mieux le comprendre et en tirer profit. Car vivre à Forbach n’était pas non plus dépourvu de lucrativité. Ce que l’on perdait en bonheur et en êtres chers, on le gagnait bien souvent en notoriété ou en pouvoir… L’exemple même en était ce stigmate, preuve vivante de ce raisonnement: certes Europe souffrait le martyr de part l’hypersensibilité dont elle était victime, mais en contrepartie, ses sens avaient gagné une acuité exceptionnelle et ses réflexes s’en trouvaient décuplés. Dans un combat de vitesse, elle aurait dépassé toutes les femmes et bon nombre d’hommes normaux à cette heure.

C’est cette sensibilité accrue qui lui permit de détecter instantanément le changement d’attitude en la personne d’Elena, lorsqu’elle mentionna Amaël Loewenstein. Car aussitôt la jeune femme se crispa, sa nuque devint raide et ses mâchoires se serrèrent de manière discrète. Elle avait un peu pâli aussi. Autant de tics et de signes du langage corporel qu’Europe pouvait lire comme un livre ouvert grâce aux symptômes de l’hypersensibilité. Peut-être deviendrait-elle même un jour précognitive si le phénomène s’accentuait…

La première satisfaction passée, Europe s’interrogea sur le pourquoi de la chose. Qu’est-ce qui provoquait chez la jeune Mirova cette réaction angoissée? Le seul nom d’Amaël avait produit le déclic. Il ne fallait pas être un génie pour établir un corollaire avec cette mystérieuse histoire de résurrection miracle. La sorcière eut mentalement une moue de dépit. Quel dommage qu’il y ait tant de monde alentour! En public, elle ne pouvait rien tenter. Sinon, elle aurait fait cracher la vérité à Elena sans l’ombre d’une hésitation.

La Grande Prêtresse put voir le chagrin de la demoiselle se muer en colère et en défi. Contre Adal sans doute, devina-t-elle, puisqu’il avait trahi sa propre tribu en emmenant avec lui les deux grimoires. La jeune Mirova confirma ensuite à mots couverts que la guerre continuait. Le Lys tel l’hydre avait été décapité mais il lui repoussait une tête. Restait à savoir si elle allait être aussi efficace que la précédente pour diriger le corps et cordonner son action.

"Vous m’en voyez réjouie" répondit Europe en inclinant légèrement la tête.

La conversation s’orienta ensuite sur ce fameux stigmate, qui ornait le front de bien des personnes. La tentative d’Europe d’en savoir plus subit un échec; Elena, du moins le prétendait-elle, ignorait tout du phénomène et de la question de savoir si Amaël Loewenstein arborait les mêmes symptômes que la Grande Prêtresse. Peut-être était-elle la seule à jouir –ou à souffrir, car les deux étaient fort peu éloignés en ces temps austères- de l’hypersensibilité…

"Certes oui. Cela est d’autant plus inexplicable que la marque semble être apparue sur le front des forbachois de manière totalement aléatoire… sans cibler une catégorie précise de la population." Une allusion latente au fait que les membres d’Olrun comme ceux du Lys Noir semblaient touchés sans distinction. Mais cela pouvait ne vouloir rien dire du tout aussi. Car seize ans auparavant le Lys Noir avait lâché sur le monde les mânes des esprits défunts quitte à en souffrir eux-mêmes. Les sacrifices personnels de ce genre ne leur faisaient pas peur.

"Si les coupables sont découverts, ils seront châtiés à la mesure de leur crime" dit-elle pour faire bonne mesure. Traduction: si c’est vous qui êtes derrière tout ça, vous le paierez dans le sang.

Elle marqua un instant une pause, plongée dans ses réflexions. Puis se baissa pour faire semblant de dépoussiérer la pierre tombale afin d’y enlever quelques feuilles mortes et herbes. Ce geste, que tous alentours voyaient comme anodin, lui permit de glisser discrètement à Elena sans que nul ne l’entende:

"Être une Grande Prêtresse, c’est aussi savoir marchander. Tu veux te venger d’Adal n’est-ce pas? Je suis prête à considérer cette éventualité. Mais bien sûr, le prix sera élevé. Il y a… certaines choses… à donner en échange."

Aguerri(e)

Que tout ceci était gênant. Europe, Grande Prêtresse de la tribu d'Olrun et ennemie juré du clan du Lys était là à tenté quelques petites choses, récupérer des informations, tenter d'accuser le Lys du malheur de la terre. Bref, une situation plutôt désagréable, surtout quand on se trouvait dans un cimetière en milieu d'après-midi, sous un ciel grisâtre déjà peu accueillant. Toute cette atmosphère était pesante, pénible à souhait et il était difficile de ne pas répondre aux attaques d'Europe en vociférant. Pourtant Elena adopta une tactique différente. Elle n'informerait pas la Grande Prêtresse, elle l'empêcherait de savoir quoique ce soit en gardant une expression d'une neutralité déroutante. Mais malgré son entrainement, elle avait laissé échappé quelques signes qu'elle ne contrôlait pas et qui était visible à l'oeil averti d'une stigmatisée. Elle souffrait autant qu'elle découvrait le pratique de la chose. Elena ignorant tout ceci continua de suivre la conversation qui se vidait un peu plus à chaque parole de tout sens.

Évidement, Europe ne s'empêchait pas de jeter quelques piques à son ennemi par le biais de son attachement au Lys. Toute cette histoire de stigmate était réellement embarrassante, voire déconvertante. Un signe qui apparaissait pour on ne savait qu'elle raison semblé relevé de la sorcellerie, hors de n'était pas le Lys qui était en cause et Europe était tellement intransigeante vis à vis de pratique peu orthodoxe qu'il y avait fort peu de chance que la tribu d'Olrun prenne de tel risque. Ou était-ce une ruse? Difficile de savoir dans ce cas présent, mais Elena restait aux aguets de la moindre information. Et c'est ainsi que la conversation pris du poids lorsque la noble de la résidence Elénora-Sun expliqua le rôle d'une prêtresse.

Le coup tomba et Elena ne pu retenir ni sa surprise ni le choc qu'elle recevait. C'était un véritable coup dans la nuque qui la raidit et la rendit muette une demi seconde. Elle se figea, comme mortifiée et fixa Europe outrée. Se donnant mentalement une gifle, elle tenta de modérer ces paroles et inspira profondément.

"Ma Dame! Je suis choquée d'entendre de pareilles paroles! Si effectivement Adal nous a trahi, il ne revient pas à moi la décision de prendre sa vie. Et quand bien même, ce serait à moi, je ne le ferais pas avec votre autorisation! Vous n'avez aucun pouvoir sur le Lys! Et vous n'en aurez jamais! Même vous êtes une grande Dame, que vous savez manipuler à souhait et faire belle figure devant tous ces aveugles, vous ne parviendrais pas à nous atteindre de la sorte. Votre amour propre et pour votre tribu doit être bien bas si vous êtes incapable de tenter de protéger ceux qui sont prêt à sacrifier frère et mère pour des grimoires et un changement de tribu!"

Il était vrai qu'Elena n'avait pas songé jusque là qu'Adal était considéré sûrement comme un batard en qui on ne pouvait avoir confiance. Le fait qu'il ait été capable de tuer sa propre mère sans réel questionnement prouvait que ce garçon pouvait être potentiellement dangereux pour quiconque. Et par de là, comment donner sa confiance à un être aussi cruel et insensible? Peut-être était-il un mauvais reflet de sa mère? Si Adal n'était peut être pas chouchouté par cette dernière, sa réputation n'en était pas entaché, car Amaël, petit protégé était tout sauf apprécié.

"Il n'y aura ni prix, ni échange de quelque sorte. Et je me dégoute moi-même d'avoir été un jour fier d'être sous vos ordres. Vous autres êtes plus que décevant chaque jour. J'espère seulement que vous serez capable de vous en rendre compte."

Elle sera les mâchoires pour ne pas cracher plus de venin et la salua de manière protocolaire avant de tourner les talons en faisant bonne figure. Les mains fermement agrippées à sa robe se serrait avec violence. Elle abimait le tissu ainsi, mais peut importait. Elle marchait plus vite qu'elle ne l'aurait cru et rentra à cheval dans une cavalcade soutenue. La balade lui avait fait du bien, mais elle ne pouvait s'empêcher de repenser aux paroles d'Europe. Adal était une cible pour elle, c'était clair et net, mais savoir que Europe elle même désirait le voir partir parce qu'il devait être gênant dans sa parfaite petite tribu était un fait choquant. Toute la nuit, elle y songea. Et si elle devait tuer ce mouton noir? Peut-être que ce n'était pas à elle de le faire mais à Noâz. Il méritait une vengeance digne de ce nom. Et même si cela ne soulageait pas sa peine de n'avoir connu ni sa mère ni ses frères, cela éviterait des fuites sur certains travaux sur lesquels planchait le Lys.

De plus la disparition des grimoires permettait à Olrun d'accéder à un savoir majeur. Demain, elle irait voir son Meneur et s'excuserait auprès de lui avant de se décider à servir à la tribu pour de bon.

Fugitive

La proposition d’Europe fit clairement son petit effet, puisqu’Elena revêtit aussitôt un air choqué, que la Grande Prêtresse analysa comme parfaitement sincère. En réalité, elle s’attendait à cette réaction, car ce genre de commerce était toujours surprenant. Mais elle s’attendait cependant à ce que la jeune Mirova se calme et revisite ses positions. Après tout Europe avait fait exprès de viser un point sensible et même si les chances de corrompre Elena étaient minces, elles n’étaient cependant pas inexistantes. C’est pourquoi elle fut surprise lorsque l’adolescente refusa tout net et en bloc sa proposition d’un air outré, l’accablant ensuite de reproches sur la façon dont gérait sa tribu.

La sorcière retint une grimace devant cette impertinente péronnelle. Allons, elle n’avait pas parlé de prendre la vie d’Adal. Juste de le livrer, pour une petite torture vengeresse par exemple… Mais l’esprit puritain et entier d’Elena n’avait sûrement pas songé à cette alternative. Les jeunes ne connaissaient décidément rien à l’art de la guerre; il n’était pas étonnant que l’expérience prime dans ce domaine. Quant à cette histoire de manipulation, la petite Mirova ne se rendait pas compte d’à quel point elle était dans le vrai: car Europe avait juste eu l’intention de l’entuber, et non de lui livrer Adal. Elle aurait promis monts et merveilles à Elena, lui aurait soutiré des informations en échange, puis l’aurait plantée là sans rien donner en retour. Classique… Ou alors, non. Elle lui aurait fixé un rendez-vous secret en pleine nuit, prétextant procéder à l’échange, afin de lui tendre une embuscade. Cela lui ressemblait beaucoup plus qu’un deal équitable.

Les informations que convoitaient Europe était après tout simples: elle voulait savoir ce qui se dissimulait derrière la non-mort d’Amaël. Comment il avait réussi à « ressusciter ».

"Ne confonds pas loyauté et obstination" dit la Grande Prêtresse juste avant qu’Elena ne s’éloigne. "Un jour ou l’autre, forcément, le Lys s’effondrera. Il n’appartient qu’à toi de ne pas être enterrée sous les décombres."

Elle tourna elle-même les talons et rentra chez elle. Fort heureusement, personne alentour n’avait perçu leur conversation, car les gens au début étonnés de l’entrevue entre les deux femmes, avaient cessé de les espionner en voyant qu’elles conversaient de la manière la plus habituelle et polie.

Europe prit son fiacre et l’attelage s’ébranla dans Forbach, au rythme de son cœur battant d’une nouvelle résolution. Il fallait qu’elle découvre la vérité sur cette histoire d’Amaël dans les plus brefs délais.