Conseils d'hiver

Oblivius

Ethan contempla les chiffres sagement alignés sur la page. Ordre et discipline. Eux au moins étaient francs, et sans faux semblants, ils signifiaient ce qu'ils signifiaient. C'est-à-dire que les comptes de la paroisse pouvaient se permettre de faire consolider une partie du presbytère que le poids de la neige menaçait de faire s'effondrer.
La neige. Depuis plusieurs jours elle avait déposé son épais manteau blanc sur le village et la campagne. Tous les sons en étaient étouffés. Et régulièrement, elle venait se renouveler, évitant qu'elle ne devienne une boue glacée infâme.
Ethan n'avait jamais trop su s'il aimait la neige ou non. Elle lui semblait pernicieuse, tombant sans bruit, arrivant sans prévenir, s'accrochant à tout et dissimulant n'importe quoi. Pis encore, elle avait toutes les peines du monde à s'en aller.
D'un autre côté, elle était d'une blancheur immaculée, comme les nuages dont elle dégringolait. Peut-être que le royaume des Cieux leur envoyait un peu de sa blancheur, qui sait ?
C'était là une interrogation à laquelle il n'avait jamais su répondre, malgré les nombreux hivers passés à Forbach.
Il referma le livre de comptes et tira sa chaise près de la cheminée qui avait toute les peines du monde à chauffer la pièce. Comme les hivers étaient rudes dans l'Est. Ils ne lui semblaient pas si terribles, dans l'ouest... Mais c'était il y a longtemps, maintenant, et le temps d'avant semble bien meilleur.
Il avait passé deux chemises de coton sous sa robe de bure, afin de ne pas attraper de pneumonie, car l'ascétisme est une chose, mais le Seigneur préfère ses serviteurs vivants, mais il frissonna encore. Il n'osait imaginer ce que serait l'état de la messe de Noël si la température descendait encore... comment chauffer l'église ?
Soudain, la porte de la pièce s'ouvrit sans ménagement, et un diacre entra d'un pas vif. Ethan sourcilla.

"...mon fils, depuis quand ne frappez-vous plus à la porte ?"

"Excusez-moi, mon père, mais c'est urgent."

Son diacre semblait soucieux mais pas alarmé. Cela rassura Ethan, il ne s'agissait pas d'aller accorder l'extrême onction à l'un des habitants. Le diacre continua :

"Eh bien...Disons qu'il y a... Le petit Cyprien, il a aperçu des traces de pas étranges dans la neige, dans le parc."

"...Comment ça, étranges ?"

"Je suis allé voir à mon tour. Ce sont de tout petits pieds, dans des souliers pointus, comme ceux des sorcières, qui font leur chemin dans la neige dans un sens, et s'arrêtent d'un coup, sans qu'il y ait de traces de retour."

"... Je vois. Bien, je vais y aller."

Ethan était perplexe. Des traces de pas de sorcières dans le parc de l'église ? Voilà une idée saugrenue. Une sorcière marchant dans la neige sans laisser de traces, voilà qui aurait été plus convaincant.
Alors qu'il franchissait le seuil, il se retourna. Le diacre ne bougeait pas.

"Vous ne venez pas ?

Le diacre eut un regard désolé, et Ethan leva les yeux au ciel. Que cet homme était peureux ! A moins qu'il ne préfère la chaleur de la cheminée. Qu'importe...
Il enfila un lourd manteau suspendu à une patère près de la porte donnant sur le parvis, et s'engouffra dehors, en direction du parc ceignant l'église.
Tout le jardin était couvert de neige, et la glace faisait scintiller la couronne d'épines de la statue du christ, à l'entrée. L'ecclésiastique s'engagea dans les allées, prenant garde à ne pas glisser.
Il vit les traces laissées par Cyprien et le diacre, avant de constater le même phénomène qu'eux. Avec plus de pragmatisme cependant.
Cela ressemblait plus à quelqu'un qui était venu imprimer ses pieds dans l'étendue de neige encore vierge, et de revenir sur ses pas en marchant exactement au même endroit.
Ce qui lui fut bientôt confirmé par une voix qu'il connaissait bien, surgissant de derrière lui.
Le prêtre se retourna en souriant, faisant face à une crinière rousse encadrant un visage rougit par le froid, dont les yeux clairs, tout au autant que la bouche, souriaient.

"Mon père ?"

"Narcissa de Saint-Loup, ma fille ! D'après mon diacre, ces traces dans la neige sont l'oeuvre d'une sorcière. D'après moi, il s'agit du jeu d'une chère enfant. Et vous, qu'en pensez-vous ?"

Souriant, il avait presque oublié de s'étonner. Aussi il ajouta, sur un ton plus circonspect :

"Mais en fait...que faites-vous là ?"

Apprenti(e)

Ce fut à partir d’une lettre, enfin d’une demande à l’aide des plus étranges, que notre histoire débute.

Une jeune femme mariée, au plus beau des hommes du pays, l’un avait l’intelligence, l’autre la ruse, une la dot et le dernier un don pour gérer tous capitaux. Nous en convenons donc qu’ils avaient tout pour être heureux, jusqu’au jour où il se prit de passion pour la littérature. Ainsi comme un drôle de Don Quichotte, il eut une lubie : vivre dans un univers composé de grands idéaux chevaleresques. Et sans en comprendre la raison, décida de ne plus être à la mode en ne voulant plus être dans un « monde entouré de femmes ». Ainsi, il remercia toutes les servantes, vendit toutes les statues, tableaux ou toutes autres œuvres d’art ayant une femme ou une scène érotique, exigeât qu’on oubliât le genre féminin du Français, s’entoura que de jeunes hommes aux beautés idéales. L’amie de Narcissa dut cependant avouer que cette nouvelle Cour charmante était dotée des plus fins esprits et apportait beaucoup d’argent tant certains nobles aux alentours désiraient s’entretenir avec eux de philosophie, musique, morales… Tant bien qu’elle en souffrit énormément, car elle devint totalement invisible. Son époux, ses hommes et même les visiteurs l’ignorèrent complètement, transformant son être tout entier en verre. Ainsi, les mois passèrent et la jeune femme doutât de sa propre existence. Cette lettre fut donc son seul espoir de se convaincre de son existence et assez désespérée pour demander de l’aide.

C’est ainsi, et bien mal à l’aise devant un tel problème que Narcissa se trouvât caché derrière un arbre épais, dans le parc de l’Église, priant pour que cet idiot de Cyprien ne l’ait pas reconnu. Il ne manquerait plus qu’elle prouve que non, elle n’est pas une sorcière et que ces traces étranges ne sont faites que par des chaussures hors de prix et à la nouvelle mode. Mais pourquoi les Forbachois sont-ils fâchés avec la mode ? Bref, c’était encore un mystère affligeant à résoudre. Si elle n’était pas aussi démoralisée par cette lettre, elle aurait bien volontiers soupiré.
Quelques minutes plus tard arriva son sauveur qui cherchait une réponse logique à toute cette histoire. Une bonne occasion pour le surprendre et savoir s’il pouvait la reconnaître par sa voix. Un jeu d’enfant anodin, soit dit en passant. Le seul souci fut qu’elle glissa sur une plaque de verglas et par réflexe, fut obligé de s’agripper à son dos.

- Mon Père ?

Sans qu’elle s’en rende compte, elle lui fit son plus beau sourire afin de se faire pardonner et fut heureuse d’avoir un accueil toujours aussi chaleureux. Riant de bon cœur, elle lui répondit :

- Juste une enfant aimant les belles chaussures et qui ne voulait pas les abîmer davantage.

Puis vint le moment délicat de la vraie raison de sa venue. Elle sortit de sa robe une lettre et demanda :

- Un appel à l’aide, mon Père. La situation expliquée dans cette lettre est tragique tant se mêlent le ridicule et la folie. S’il vous plaît, nous avons besoin d’avoir un avis éclairé sur la bonne manière d’agir, sans heurter Dieu, le Pape et les… enfin…les autres. Et vous êtes la seule personne à ma connaissance qui puisse régler avec la délicatesse qu’une telle affaire demande.

Elle lui tendit la lettre, extrêmement gênée.

Oblivius

Père Ethan fit glisser son regard sur les chaussures de la demoiselle. Il ne comprenait absolument rien à la mode, encore moins féminine, mais Narcissa revêtait des souliers de cuir aux extrémités pointues, tout comme les traces dans la neige. Voilà qui satisferaient pleinement son diacre et le petit Cyprien. Quoiqu'ils trouveraient encore le moyen de clamer que cela ne prouvait rien, et que la jeune demoiselle, avec ses cheveux de feu, semblait être de l'engeance du démon.
Ethan soupira. En plus d'être peureux, son diacre était de ces ecclésiastiques qui n'aiment pas la Création du seigneur dans son ensemble, et tiennent les femmes comme étant emplies de malice, qui préfèrent la malice d'un homme à la bonté d'une femme. Pour le diacre, Ethan craignait de plus pouvoir intervenir, mais pour le petit Cyprien, eh bien, son éducation était loin d'être terminée, et il pourrait très certainement avoir une influence dessus. Il faudra qu'il y veille.

Mais voilà que la fille de sa très chère amie Cassandra lui tendit une lettre, son sourire effacé, et en lui servant ce qui pour elle était une explication, et pour lui, une cause de confusion de plus. Ethan lui jeta un regard vaguement troublé, s'attendant à une peccadille enfantine, à une préoccupation de jeune fille, mais ce qui se trouvait sur le papier était bel et bien grave. Il parcouru la lettre, puis la relu une deuxième fois avec attention, afin d'être sûr de cerner le problème.
Ce n'était pas qu'une correspondance entre deux enfants, légère et badine. Et Ethan fut vraiment honoré que Narcissa vint le trouver, lui.

"Oh...Je vois. Il s'agit d'une véritable mission diplomatique que vous me confiez, ma fille... Alors je vais tacher de faire de mon mieux."

Il adressa un nouveau sourire bienveillant à sa jeune compagne. Décidément, cette enfant avait le don de le faire sourire pour un rien, et d'apporter une véritable chaleur même dans ce jardin enneigé.

"Toutefois, nous n'allons pas en discuter ici, vous risqueriez d'attraper la mort, et votre mère serait la mienne. Allons plutôt en deviser dans mon bureau."

Il posa une main sur son épaule et l'entraina à travers le jardin afin de rejoindre le havre chauffé de son "bureau", grand mot désignant la petite pièce où une cheminée, un bureau, et des livres, registres et manuscrits en tout genre se pressaient, soigneusement rangés cependant.
Le diacre était toujours près de la cheminée. Ce qui mécontenta Ethan.

"Mon fils, voici la créature du démon qui soi-disant peut s'envoler, ne laissant aucune trace de retour dans la neige. Ou alors, il s'agit simplement de la farce de la fille d'une dame que j'estime. Sortez maintenant, à moins que vous ne soyez encore effrayé par quelque jeu d'enfants."

Le diacre baissa la tête, marmonna vaguement quelque chose et évita de croiser son regard en sortant. Le prêtre accrocha son manteau à la patère, et désigna à la demoiselle un tabouret de bois près de la cheminée, pendant que lui-même s'asseyait à son bureau, dépliant à nouveau la lettre.
Plusieurs minutes de silence planèrent.
Ethan était plutôt choqué par cette histoire, un homme réputé bien, qui rejetait sa femme sans raison apparente pour lui préférer de jeunes éphèbes ?
L'ecclésiastique tapota de ses doigts le bois verni de son bureau, mordillant sa lèvre inférieur, avant de prendre une grande inspiration, conscient que Narcissa le dévisageait et attendait une réponse de sa part.

"Vous savez Narcissa...Il peut paraître étrange de votre part de venir parler d'amour avec un moine...Plutôt qu'avec votre mère d'ailleurs."

Il lui lança un regard appuyé, où brillait une étincelle de connivence et de bienveillance.

"Cela dit, ce n'est pas étrange, en fait."

"J'ai été amoureux." Non, il ne pouvait décemment lui dire ça.

"Je connais à quel point l'amour de Dieu est infini, et je connais l'amour pour l'humanité."

"J'ai été amoureux. Je le suis toujours." Non, vraiment, pas maintenant. Peut être un jour. Lorsqu'il serait très vieux, ou sur le point de partir. Il ne devrait pas se laisser amadouer par le regard d'enfant de la demoiselle de Saint-Loup. La lettre qu'il tenait dans sa main lui démontrait qu'elle avait déjà un pied dans le monde des adultes, et qu'il ne pouvait pas tout lui dire.

"Enfin, tout cela pour vous dire qu'il n'y a que deux sortes d'amours vraies, et que seul l'amour divin pourrait transcender l'amour terrestre. Ou parfois, il arrive que ce soit l'inverse."

Et voilà qu'il recommençait ! Enfin, ce n'était pas bien grave, puisque cette dernière remarque s'appliquait également à la mère de Narcissa, elle ne se douterait donc de rien.

"Et donc, or ces cas là, il est tout à fait contre nature de rejeter l'amour d'une jeune femme pour des livres, ou de jeunes hommes, aussi cultivés qu'ils soient. Je pourrai très bien prendre la plume dès maintenant, et lui écrire une lettre moralisatrice, qui n'aurait absolument aucun effet. Ou écrire à mon supérieur qui pourrait lui écrire. Mais qu'importe. Cela ne servirait à rien."

Le prêtre fit une pause, caressant du bout des doigts sa barbe rase, cherchant ses mots.

"En revanche...J'ai peut-être une idée, qui pourrait avoir son effet. Puisque le triste sire en question méprise cette jeune femme pour des amours littéraires, eh bien, nous allons aider votre amie à en devenir une. Amour littéraire, j'entends."

Apprenti(e)

Même si sa mère était très religieuse, sa fille ne la pensait pas aux faits avec certaines règles comme un proche de Dieu pouvait l’être. La jeune fille ne l’imaginait certainement pas, amnésique, ancienne mère supérieure d’un Ordre important et strict ayant tout quitté pour refaire sa vie avec l’homme qui deviendrait son père.
Narcissa voulait l’avis d’un ecclésiastique pour éviter que ce mal empire, tout en respectant les lois divines et humaines. Son intuition avait souvent été la seule à la diriger, même bien moins puissante et sûre que celle de son frère de cœur. Père Ethan était ce qui ressemblait le plus à un bon choix : ouvert d’esprit, humain et de confiance, étant un ami fidèle de sa mère. De plus, sa bienveillance et sa gentillesse avait eu la force de la rassurer lors de ses premières heures dans ce petit village - qui n’avait rien de rassurant surtout cette nature qui transpirait une énergie inconnue et inquiétante, mais qui avec ses premières leçons avec sa tante réussit à comprendre la raison d’une telle sensibilité…

Narcissa leva un sourcil en entendant que l’amour terrestre pouvait transcender celui pour le divin. Même si cela relevait d’une très grande ouverture d’esprit, au vu de la chaleur de sa voix quand il prononça ces mots, cela était bien à l’antipode de ce que Père André lui avait appris. Elle réfléchit et conclu que ce village devait receler bien des secrets et lui répondit avec un grand sourire, encore plus grand quand elle eut la certitude d’avoir obtenu son aide. Pourtant, sa joie tomba bien vite en comprenant la solution du problème !

- Mais je ne connais pas l’amour dont vous parlez, celui qu’un mari doit porter à sa femme.

Et en être l’étrangère à jamais, condamnée à l’amitié si la chance y était…

- Je ne pense pas être une si bonne aide… On ne m’a jamais autorisé à lire ce genre de livres, car ma Grand-mère Catherine dit toujours que cela donne de bien mauvaises idées aux jeunes filles qui préfèrent oublier ainsi, leurs devoirs essentiels. Elle me dit que mon destin n’est pas d’aimer, mais de faire de futurs héritiers dignes d’une grande maison. Même si maman est en train de me convaincre que nous avons le droit d’être respecté autant qu’aimé par son conjoint, mais j’ai beaucoup de mal de me voir dans cette optique, encore. Je suis navré, je ne suis pas formé à agir et à penser, ainsi. Pas pour le moment.

Elle baissa les yeux, toute honteuse de ne pas pouvoir secourir son amie. Son éducation était un frein sur beaucoup de choses. Mais pourquoi ce village lui montrait tous les jours ce défaut ? Pour quelle raison ? Et puis, flute ! Rayonnante et souriante, elle tapa une fois dans ses mains et avec enthousiasme déclara :

- Mais il faut bien changer ! Qu’avons-nous besoin pour cette mission périlleuse, mon Père ?