Cher Inspecteur Mansholther,

Cette lettre est d’une importance capitale.

Mais cette lettre n’est pas une lettre d’excuses.
Et vous n’aurez de moi rien de plus apparenté à des indulgences que cette épître que je veux essentialiste, sans diplomatie superflue ni bonté non méritée. Vous m’avez accusée de sorcellerie sans preuves dignes, menacée avec un pistolet, et je ne vous le pardonnerai jamais. Mais comme vous êtes le seul apte à mener cette enquête et que l’Agent du Diable continue à tuer sans relâche, je dois prendre mes responsabilités, ravaler mon égo puisque vous en serez toujours incapable (faiblesse masculine oblige), joindre mon savoir au vôtre pour sauver mon comté et vous voir repartir au plus vite.

D’avoir menacé ma vie, je ne vous le pardonnerai pas car ce sont là les méthodes brutales et philistines des inquisiteurs. D’avoir prétendu reconnaître en moi une sorcière car j’étais une femme forte, je ne vous le pardonnerai pas car c’est d’une misogynie irrespectueuse pour toutes les femmes du monde. Je ne vous en veux pas de m’avoir dite sorcière, je condamne simplement votre manque d’argumentation, car il s’agit, encore, de méthodes béotiennes d’inquisiteurs.

Je suis une sorcière. Je ne suis pas née comme telle, on m’a élevée comme telle et j’ai choisi d’évoluer comme telle. J’ai appris les arcanes de l’ésotérisme et ce savoir, je crois qu’aujourd’hui, vous en avez besoin. J’ai été mise au courant des récents évènements, des corps plus ou moins anciens et jamais violentés par autre chose que le temps, la vase ou les vers retrouvés dans le lac et dans la terre. Ces atrocités auraient eu lieu partout ailleurs, j’aurais pensé à une fantaisie de malade mental, mais à Forbach, c’est immédiatement bien plus symbolique. J’ai peine à le dire, mais j’ai peur qu’il s’agisse de crimes perpétrés par une sorcière ou un sorcier. En effet, des corps intacts retrouvés dans la nature d’une façon aussi méthodique me font penser à ce qu’on appelle des sacrifices aux éléments. Pour quoi faire ? C’est là que vous allez rire et que je vais vous demander de prendre la suite au sérieux.

Des sacrifices sont généralement perpétrés pour invoquer une instance supérieure (maléfique ou non, les limitations de la morale humaine ne s’appliquent à l’autre monde). Le fonctionnement est simple. Les « démons », et autres instances occultes, sont tous associés à un élément (la terre, l’air, le feu ou l’eau) plus qu’à un autre. Pour invoquer la créature, il faut créer un manque, un appel. Pour créer ce manque on satisfait (par des sacrifices) les trois éléments auxquels la créature n’est pas familière, on provoque un déséquilibre qui – lorsqu’il est suffisamment conséquent - va réveiller la créature, lui ouvrir une brèche. Ainsi, si les corps ont jusqu’ici été sacrifiés à la terre et à l’eau, ont peut dire avec certitude que la créature que l’occultiste cherche à invoquer n’est ni de la terre ni de l’eau mais de l’air ou du feu. Je n’ai, au cours de ma vie, vu qu’un seul démon purement néfaste : l’Oracle, il était de la famille du feu. Mais – à moins que vous camoufliez quelque information cruciale - l’absence de corps sacrifiés à l’air (particulièrement visibles en général car devant être exposés au vent), et la faculté unique du feu à faire disparaître les cadavres, me laissent penser qu’il s’agit plutôt d’une créature de l’air (dont je ne connais pas grand-chose).

Enfin, je tenais à vous informer que les yeux pâlis me confirment cette hypothèse, et m’inquiètent d’autant plus. On estime que nos pupilles et nos iris sont des fenêtres laissant entrevoir notre âme tout en la protégeant. Lorsqu’on meurt de manière naturelle ces fenêtres laissent notre âme s’élever sans résistance. On peut ici imaginer, la fenêtre ayant disparu, ayant été retirée, qu’on est entré par effraction et qu’on a volé l’âme entraînant la mort. Le genre d’action qu’une instance occulte est capable de faire.

Vous voyez là le paradoxe qui m’inquiète. Je vous ai dit plus haut que ces sacrifices devaient éveiller la créature et lui ouvrir une brèche. Or ce vol d’âmes signifie le pouvoir efficient du démon. Je n’ai pas vraiment de réponse. Peut-être, comme avec l’Oracle, y a-t-il une instance déjà présente à Forbach (dévorant les âmes) qui veut en éveiller une autre par ces sacrifices. Ou bien peut-être que la créature est déjà éveillée mais ne peut sortir de ses limbes, mais dans ce cas comment fait-elle pour agir ?

Quoi qu’il en soit, ça ne changera pas grand-chose à votre enquête je présume. Ce qui compte pour vous c’est qu’il s’agisse probablement de sacrifices aux éléments, qu’il y a dans ce cas forcément d’autres victimes pas encore découvertes offertes à un troisième élément, et enfin, qu’il y a une logique à trouver. Comme tout rituel, le rituel d’invocation demande une cohérence rigoureuse entre les sacrifices. Il peut s’agir de l’âge des victimes, de leur nom, de leur appartenance à un groupe religieux, de leur couleur de cheveux, de leur date de naissance ou de la disposition astrale le jour de leur mort. Tout est pensable et plus vite vous trouverez la cohérence qui lie les meurtres, plus vite vous pourrez arrêter le sorcier tueur. Car oui, ces meurtres en série auront une fin, mais elle pourrait coïncider avec l’arrivée d’un démon avide de chair fraîche !

Sur ce point de cohérence entre les meurtres, je peux vous donner la première piste qui me paraît convenir à un être voleur d'âmes comme expliqué plus haut. On présume que les âmes des sorcières sont plus "denses" que celles des autres hommes, qu'elles grandissent par la pratique des sciences occultes. Or Laura était une sorcière, tout comme deux autres des victimes dont vous avez annoncé les noms et que j'ai moi-même connues. Il s'agirait à mon avis du premier point commun liant les meurtres.

Sans plus d’affection,

Alicia Loewenstein