Un soulagement intense irradia en David lorsqu'il constata que l'Agent du Diable était mort, enfin. Enfin... l'ère de terreur qui avait assombri Forbach durant presque un an touchait à sa fin. C'était une nouvelle bourgade qui renaissait maintenant, des cendres laissées par la haine dévorante des villageois se jetant en masse sur Lorenzo Maestriani. David aussi, bien qu'à l'écart du mouvement de masse, expérimentait cette sensation de renouveau; quelques temps auparavant, il avait touché le fond avec ces deux semaines de mise à pied passées à se noyer et s'oublier au fond d'un verre d'alcool. Mais depuis, il n'avait cessé de s'élever, gagnant graduellement du crédit auprès de la population. Il avait sauvé Narcissa, trouvée à moitié morte dans les herbes des champs. Il avait capturé l'Agent du Diable, changeant le regard des gens sur lui. A présent il avait tué l'auteur de tous ces meurtres, délivrant Forbach d'une partie de son mal.
C'est ainsi que comme une suprême et ultime récompense, il vit maintenant Narcissa s'avancer vers lui et lui tenir le bras, profondément émue et troublée. Les gestes doux dispensés par la petite rouquine, qui portait encore les séquelles de son agression, lui firent fermer les yeux tant il se sentit bien, confiant. Pour la première fois, il eut la sensation de trouver sa place dans le monde et il comprit qu'il voulait que celle de Narcissa soit comme ça pour toujours: à ses côtés.
Depuis qu'il l'avait retrouvée blessée à mort dans les cultures, depuis qu'il y avait eu ce baiser, les deux jeunes gens n'avaient plus sû où se mettre. Incertains de leurs sentiments, terriblement gênés, chaque entrevue avait presque été une épreuve... David était venu quelques fois rendre visite à Narcissa au château, pour s'enquérir de son état pendant la convalescence; et il s'était toujours arrangé pour qu'ils ne soient pas seuls dans la pièce. Une fois, Narcissa avait eu assez de forces pour sortir de ses appartements et faire avec lui une promenade dans les jardins; ce fut alors une succession de silences mal à l'aise et de regards fuyants, comme deux adolescents qui se découvrent pour la première fois. Puis il y avait eu cette histoire de chiot... Mais durant tout ce temps, David était demeuré dans un état de transition, attendant avec crainte de voir ce qu'il allait advenir ensuite. Après tout il aimait Narcissa et la jeune fille lui avait également fait part de ses sentiments. Mais si elle avait changé d'avis? L'ancienne Narcissa qu'il avait connu aurait été très effrayée de voir évoluer de cette façon leur relation qui avait toujours été de nature fraternelle. Mais il y avait cette histoire d'amnésie... Narcissa ne se souvenait plus de David en tant que son frère. Et cela lui permettait sans doute enfin de le voir comme un homme.
Il sut quand Narcissa se tint près de lui, qu'elle passa sa main sur son visage, que ses sentiments étaient pleinement partagés, ce qui n'empêchait pas la rouquine de les anticiper avec une grande timidité et ingénuité caractéristique de son jeune âge. Très soulagé et attendri, il la regarda en s'amusant de son trouble et de ses mimiques hésitantes. Elle était plus mignonne que jamais, malgré ses pansements, son visage émacié, ses restes de brulures. De nombreuses cicatrices marqueraient sans doute son épiderme mais elle avait fermement décidé d'en faire totalement abstraction en enjambant le corps de l'Agent du Diable comme si il n'était qu'une vulgaire souche. Et cela aussi, c'était un geste magnifique.
"Salut, ma grande" dit-il avec un large sourire et un ton très détendu, pas du tout approprié à la circonstance. Pourtant, il se sentait plutôt fier de sa réplique. D'habitude face à Narcissa ou une situation gênante, il avait tendance à perdre ses moyens. Mais là, David se sentait confiant et serein. Et par un regard, il lui fit comprendre que ce meurtre ne le traumatisait pas le moins du monde -au contraire, il l'avait délivré.
Un coup de feu les fit brusquement sursauter. Owen Mansholther venait de tirer en l'air en signe d'avertissement, bien décidé à éloigner la foule de Lorenzo Maestriani. Tous les Inquisiteurs furent appelés à le seconder dans cette tâche et David aurait logiquement dû les rejoindre, mais en cet instant, il en avait moins envie que jamais. Il jeta un regard sombre à cette foule mouvante, ces gens en colère, ces cris, ces complots et cette haine. Non, il ne voulait pas de tout cela pour le moment, il souhaitait juste un face à face tranquille. Le jeune homme prit sans brusquerie la main de Narcissa et lui indiqua une porte dérobée, menant sans doute à un endroit calme et à l'écart.
"Viens." Il ne fallait pas qu'on les voit, ni si proches, ni en train de se tenir la main. Cassandra de Saint-Loup ferait une syncope et le reste des individus présents crieraient au scandale. Certes en cet instant personne ne se souciait d'eux, mais peu importe. Ils s'éloignèrent rapidement, et David attendit à peine le premier coin d'ombre pour poser ses lèvres sur celle de la petite rouquine, faisant revivre le souvenir de leur nuit irréelle dans la masure en ruine.