Mademoiselle de la Roseraie,

J’ai hésité à m’informer de votre état n’ayant appris votre existence comme de notre longue amitié que récemment. Je vous accompagne dans cette épreuve par mes prières pour que votre prompt rétablissement soit entouré de l’amour de notre Seigneur. Et pour l’aider, si vous le désirez, je peux faire venir à votre chevet les plus grands médecins de cette région.

Nous souffrons toutes deux des actions de l’Agent du Diable, mais la différence est que je suis prisonnière à jamais de mon premier souvenir : cette agression terrible. Je suis navrée de vous l’annoncer aussi brutalement, mais par expérience, elle souffrirait de trop de lenteur et je ne veux point que ma distance puisse être incomprise.
J’ai perdu les souvenirs de toutes les personnes rencontrées comme de tout ce qui me constituait. Sans mémoire, je ne suis qu’une étrangère dans la vie et le corps d’une autre. Mais je ne peux point imaginer que quand votre deuil et convalescence seront achevé, nous ne puisons faire connaissance. Sachez que je ne vous forcerais jamais à ce que vous me parliez des moments que nous avons pu partager. Et si voir mon visage vous fait souffrir, je comprendrais alors que nous ne poursuivions qu’une correspondance.

Je sais que je manque à toute règle de bienséance, je dois sans aucun doute ne point mettre les bonnes formules pour vous demander votre aide ; j’espère que l’ancienne amitié que vous me portiez suffira. En effet, personne dans notre pays natal ne doit connaître mon état, pour des raisons autant politiques que pour le bien-être de ma famille. Serait-il possible, s’il vous plaît, de garder ceci secret ?

Si je puis d’une quelconque façon, vous aider dans votre travail de deuil, sachez alors que je vous répondrais, toujours.

Vôtre,
Mademoiselle Narcissa de Saint-Loup.

Aphrodite,

Dans notre souffrance, nous avons tant de mal à voir sainement ce qui nous entoure au point souvent de se sentir seul. Nous oublions alors presque tout, au point d’être las, au point de se dire : « A quoi bon ? ». Mais il y a toujours quelqu’un pour nous tendre la main, pour nous soigner et nous sourire. Il suffit d’avoir l’esprit et le cœur ouvert et d’accepter cet autre en son entier. Cette personne se nomme famille, ami ou connaissance, elle est un cadeau. Je t’en prie ne pense pas que le Seigneur ne te guide pas, nous sommes tous en son amour, mais nous sommes tous en apprentissage dans un corps limité. Je pense que ce que nous voyons parfois comme une catastrophe ne sont que des épreuves pour nous fortifier et nous affirmer ou non dans nos choix.

Je suis perdue dans cette vie, mais je n’ai pas peur. Je ne vois pas mon amnésie comme une catastrophe, même si je vois qu’elle éprouve toutes les personnes qui me tendent la main. Je ne sais pas si ma mémoire reviendra et cela n’est pas important. Je sais que le temps arrangera tout d’une manière ou d’une autre, et en attendant, je cherche des moyens de me connaître pour mieux les comprendre, je tente de trouver des indices sur ce que fut cette Narcissa tant adorée (et dont je ne veux pas la remplacer) et à chaque instant j’entoure de mon amour toutes les personnes qui sont proches et pour les autres, je les accompagne par mes prières et ma pensée. Je ne sais pas si c’est la bonne manière d’agir, je sais que je suis ici pour apprendre à aimer. Je crois que l’on peut toujours aimer plus fort et mieux partager ses sentiments comme mieux recevoir ce qu’on nous donne.

Je serais toujours là pour toi.

Bien à toi,
Narcissa.

Postscriptum :

Nous avons échangé nos politesses et je tourne vraiment en rond. Serait-il possible de laisser de côté toutes ces formules barbares ? Je n’arrive toujours pas à croire qu’il faille deux paragraphes pour une simple question (veux-tu devenir mon amie et faire donc table rase du passé ?) ! Ne trouves-tu pas tout ceci exagéré ?

Je veux pouvoir te voir dans tes lettres. Je ne sais pas à qui tu ressembles, ni ton passé, pratiquement rien de toi, donc… Qui est Aphrodite de la Roseraie ?

Toute information sur toi sera la bienvenue, si tu le veux bien sûr.

Aphrodite,

Le Comte est mort.
Le Comte est mort, son fils vient de prendre le flambeau et apporte avec lui les premiers bouleversements. Dans notre famille puis sur nos terres. Maman m’a expliqué que tous les accords concernant mon avenir sont caducs et je crains d’être mariée avant la fin de l’été. Nous devons partir le plus vite possible et tout porte à croire que ce départ soit définitif. Je pars dans la semaine.

Nous devons user de stratégie dans cet échiquier politique, dont je l’espère, nous nous en sortirons gagnantes. Bien qu’il semble que je n’ai perdu aucun savoir, j’ai peur que mon amnésie me joue de vilains tours. Comment la cacher aux yeux de ceux qui m’ont connu ? Ferais-je un impair ? Comprendrais-je quand parler, me taire ou rire ? Comprendrais-je les codes des intrigants ? Si seulement je savais qui je suis ! Maman me l’a patiemment expliqué, mais je ne me reconnais point encore, même les anecdotes me semblent faussées. Je ne quitte point Forbach sereine.

J’ai peur aussi de ne plus revoir ma mère. Nous savons que les nôtres n’aiment point être dépassés par une personne dite « inférieure » et cette femme aux talents remarquables ne peut que faire ombrage à mon futur fiancé (dont j’ignore le nom, mais je connais que trop la petitesse de la fierté masculine) ou bien que mon cousin le nouveau Comte en prenne la décision, ne serait-ce que pour nous rendre plus faibles. Je commence à comprendre que mon destin est en train de se jouer et que je risque de n’être qu’un pion, si je n’agis pas. Comment faire ?

Je ne suis point heureuse de rejoindre Rodez dans quelques jours. Tout est de brume, mais je sens que bientôt le gris va me manquer, car la plus grande richesse de Forbach réside dans le cœur de ses habitants, il suffit d’avoir confiance et de les aimer pour qu’ils ouvrent leurs cœurs. Vous allez tous terriblement me manquer. Et tout cela à cause de cet en…

Je ne souhaite point voir Rodez, pour ces raisons évidentes et donc une qui me tient particulièrement : mon cœur a déjà fait son choix avec une grande vélocité, au point d’en être étourdi et de douter de ses sentiments. Même si l’heure n’est point aux doutes, car je le sais, cet homme, sauf miracle, ne pourra jamais lutter contre les demandes des plus grandes familles de notre Royaume et cela serait bête de ma part de lui faire part d’une promesse aussi extravagante, même si je crois que je l’aimerais toujours. Il n’a aucun pouvoir politique, ni relation influente, mais il a cette force des plus grands meneurs d’hommes et de grandes qualités humaines. Je prie pour que la vie lui donne sa chance, c’est un homme remarquable et merveilleux (et je ne suis pas insensible à son côté ténébreux). Je ferais tout pour le retrouver et malgré moi, je prie pour que nous devenions bien plus intimes. J’espère avoir la chance de lui dire que je ferais tout pour lui, s’il en fait la demande.

Et tout cela, à cause de ce co…

Enfin, maman et moi partons donc en guerre pour restaurer ce qui doit (car le nouveau Comte semble n’être qu’une face de fesses capable des pires vents) et je prie pour que je sois à la hauteur (ne serait-ce que pour boucher mon nez).

Bien à toi,
Narcissa qui se retient d’écrire des atrocités.

Aphrodite,

Je pars lundi prochain, au petit matin. Je n’ai point le courage de penser à mon départ et les préparatifs deviennent un supplice. Le temps passant m’apporte de nouvelles inquiétudes, car je comprends à quel point mes armes sont dérisoires comparées à celles de mon cousin. Je retiens tes conseils précieux et j’espère que mon courage se fortifiera au fil des jours.

Il est hors de question que des intrigues politiques mettent fin à notre correspondance, pourtant elle peut te porter préjudice, si par malheur nos lettres étaient interceptées et lues. Tu viens de quitter ton Ordre. Ta liberté peut être de courte durée, car tout ce sait, un jour où l’autre. Pour ta sérénité, je te supplie de ne plus retourner sur nos terres et de ne point prendre des décisions qui créeront des rumeurs. Sur ton lit de convalescence, tu joues ton destin et notre amitié pourrait te coûter cher, si ta mère est avec le nouveau Comte. Notre lutte pourrait faire très mal. Fais bien attention à toi. Si j’entends quelque chose sur toi, je serais là pour te prévenir.

Si nous ne pouvons point nous écrire librement, nous pouvons jouer à un petit jeu de rôles, car ton don pour le dessin pourrait transformer notre correspondance. Il y a de cela quelque temps, avant ma deuxième agression, j’eus entrepris la création d’un cabinet de curiosité avec en somme des parties toutes simples. Que dirais-tu d’être un naturaliste de mon carnet de relations ? Nous échangerions des croquis sur nos recherches, discuterions des débats qui secouent ces domaines en évolution constante comme envoyer des échantillons pour d’autres recherches. Ainsi, si ces lettres étaient interceptées, nous ne risquerions rien. Cependant, nous prendrions soin de laisser certaines parties « vierges » pour l’encre sympathique et ainsi nous pourrions poursuivre notre correspondance. Il te faudra évidemment créer une identité, mais je dois avouer que cela m’amuse beaucoup ! C’est tellement bête que je suis certaine que cet idiot de Théophile n’y pensera point !

Je voudrais te demander un service. Je connais l’amitié qui te lie à David. Pourrais-tu lui donner mes croquis sympathiques sur les araignées ? Et s’il décide de me répondre, pourrais-tu alors maquiller ses lettres et me les faire parvenir avec les tiennes ? Les gens ne sont point sensés savoir que je revois mon ami et frère.

Pour le domaine de nos futures recherches, je te laisse le choix (végétal, minéral, animal). On peut même inventer de nouvelles choses !

Bien à toi.
Narcissa.

A Narcissa de Saint-Loup
Château Frauenberg

Ce chien lui reproche son sang et doute du mien. Nous devons nous battre pour la moindre miette et si je n’avais point reçu de précieux conseils, j’aurais bravé les ordres de maman plus d’une fois. Je ne rêve que de faire manger au Comte, mon cousin, sa perruque et à défaut, je me contente de saboter ses acquis pour que l’envie lui vienne. La contrepartie de nos victoires est une horde de soupirants et cela m’ôte bien des heures de sommeil.
Certains tentent de séduire mes domestiques pour franchir le seuil de mes appartements. D'autres chantent sous ma fenêtre et les heures d’influences ne se soldent soit par une bagarre ou par une joute poétique grandiloquente. Enfin, les plus hardis attendent le milieu de la nuit pour grimper au vieux lierre. Ils n’arrivent pas à mon balcon, car mon Intendant pense toujours à tendre quelques pièges. Ils ne se font pas mal, car tombant sous un tas de feuilles mortes, mais ils hurlent leur désespoir et tout cela se termine par Matilina qui leur donne des seaux d’eau glacée. Je ne devrais pas, mais je fais des paris avec mes domestiques. Nous rions beaucoup mais nous ne jouons pas d’argent, juste des corvées.

Quand je ne dois pas rallier à notre cause des nobles choisit par ma mère, je me contente de passer certains après-midi dans les petits salons à débattre de divers sujets : philosophie, arts, musique, danse, littérature ; je réussis à devenir indispensable à quelques dames de notre Cour qui veulent acquérir une plus grande popularité. Par leur entremise, j’arrive près des amis de plus grands nobles, ceux qui justement, doivent devenir le lendemain nos alliés.

Je dois à tout prix trouver le nom de mon futur fiancé. J’ai déjà quelques idées, mais rien de concluant. Je tisse un piège irrésistible, rien de mieux qu’une soirée d’agréments avec des spectacles (dont j’ai réussi à faire venir la Voix d’Or) pour faire venir la toute la Cour des Paons (Théophile comprit). Maman m’a conseillé de séduire son meilleur ami, son confident. Nous n’avons pas le choix et je déteste mon impuissance qui me pousse à de telles extrémités. J’ai peur des conséquences. Dans une semaine.

Vos prières ont été exaucées. Je me souviens de toi, mes parents, mes oncles, quelques Chevaliers de Malte, David, ma tante… Mais que de bons moments comme si mon esprit refusait toute douleur. Je ne l’en blâme pas, bien au contraire, car je sais que mon passé est douloureux, mère m’a tout dit. Je lui en veux un peu, mais nous n’avons pas le choix, personne ne doit savoir.

Je dois te quitter.
Tu es dans toutes mes prières.
Bien à toi.
Narcissa.

Je voudrais que tout soit aussi simple. Mon amie, ta proposition est impossible à suivre dans sa forme. Ce dépendeur d’andouilles ne cesse point ses desseins parce que j’ai une armée de soupirants, mais se force plutôt à agir avec prudence et a tenté alors de cacher ses pièces maîtresses. J’ai été contrainte de me forger des armes de plus en plus puissantes. Mais si Théophile me lit, qu’il sache que je suis et resterais toujours fidèle à notre Roi et notre Régente. Je refuse d’être mariée à un conspirateur même s’il est le fils d’une des plus grandes maisons de notre Royaume. Je ne suis point de celles que l’on achète par l’argent et le pouvoir.
Par cette soirée d’agrément, j’ai pu placer mes pions pour mettre au jour les pièces importantes de son jeu et leurs véritables intentions. Je préfère te cacher les détails qui m’ont amené à un tel coup, pour ta sécurité, car mère peut le renverser maintenant à désir. Ainsi, mon destin est entre ses mains par sa manière de canaliser la colère du Comte de Rodez qui peut aller aux pires extrémités. Il ne mange donc pas sa perruque, trop occupé à trembler sur son trône.

Ma mémoire partiellement retrouvée apporte joie, réconfort et amour, pourtant il est bien tôt de nommer un tel événement de bénédiction. Ces derniers mois m’ont appris à rester très prudente et à ne point m’emporter. Je te demande de faire de même avec ta nouvelle liberté. Je comprends que les hommes puissent avoir quelques charmes, des gestes et paroles tendres, mais ne te méprend pas de leurs attentions. Il y a une différence entre la maîtresse et l’épouse, tu peux perdre beaucoup en jouant. N’oublie jamais qu’un seul scandale de ta part détruit toutes mes possibilités d’agir en ta faveur quand le besoin viendra. Je comprends aussi que la santé retrouvée peut donner l’impression de pouvoir tout faire, mais de grâce garde ta vertu et je pourrais te protéger si ta famille désire te marier à un parti qui ne te sied point.

Je suis soulagée de savoir que tu t’habitues à ta nouvelle vie et qu’elle te donne joie et permet de t’épanouir. Mais garde ta vertu !

Je connais ton amie et j’apprécie son esprit.
Tu es dans mes prières.
Bien à toi.
Narcissa.

Aphrodite, je t’en prie, transmets-lui ce message : tu dois croire et attendre. Il comprendra tout. Je t’en supplie, il ne faut pas qu’il devienne un cadavre vivant. Il faut qu’il garde espoir, je ne veux pas le perdre encore une fois, mon cœur ne pourra plus porter une telle douleur.

Bien à toi.
Narcissa.