Quitter l'Eglise, en Son nom...

Soldat de l'Inquisition

Sa décision était prise. Il lui avait fallu réfléchir de longues journées durant, parfois même à s'en donner la migraine alors qu'elle était encore en pleine convalescence, mais finalement, elle avait fini par se faire une raison. Lorsque l'on ne décide pas d'aller à la Religion, même Dieu ne peut rien y faire. On l'avait forcée à entrer dans les Ordres, et même si elle avait fini par y trouver sa place, elle s'était au final rendue compte que cette place était factice. Tout n'avait été que tromperie depuis le début. Elle croyait en Dieu, bien évidemment, jamais elle ne pourrait le nier. Mais elle ne pouvait passer à côté de sa vie pour le Seigneur. Lui-même le lui avait rappelé, ce sombre jour dans les cultures, lorsqu'elle avait bien failli perdre la vie. Alors qu'elle recevait cette lame mortelle en son corps, elle avait fait une promesse à Dieu. Si elle survivait, elle apprendrait à vivre pour elle, et non plus pour lui. S'il la laissait vivre, s'il ne la rappelait pas à lui, alors elle prendrait ça pour un assentiment.

Et elle avait survécu, grâce aux soins prodigués par la pieuse Sandrine, qui s'était attelée à tout faire pour qu'elle s'en sorte indemne, et ce malgré les dégâts internes causés par la navaja. Deux mois durant, elle n'avait pas bougé du Manoir Mirova, où elle avait été conduite pour reprendre des forces suite aux soins. Elle avait eu besoin d'énormément de repos, et n'eut le droit à aucune visite les deux premières semaines, hormis celles d'Elena qui s'était occupée d'elle comme si elle avait été sa propre soeur. Elena, chère Elena... Heureusement qu'elle avait été là, sans quoi la religieuse aurait certainement sombré dans l'ennui le plus profond, peut-être même dans la dépression, qui sait ?
Puis les visites s'étaient enchaînées. David était venu la voir plusieurs fois, Luc était passé aussi, une seule fois en deux mois. Il lui en voulait encore pour ce qu'elle avait dit, et c'était bien normal. Elle s'était promis d'avoir une discussion avec lui une fois ses forces revenues, mais elle ne l'avait pas revu depuis, Elena lui avait dit qu'il était parti en visite chez des amis de ses parents pour quelques semaines.
Inès Gallois était également passée pour la remercier de l'avoir sauvée. Béatrice s'en souvenait très bien, parce que l'herboriste lui avait rapporté des biscuits et quelques plantes à infuser en tisane pour guérir plus vite. La religieuse lui en avait été reconnaissante.
Et puis petit à petit, elle avait fini par guérir complètement, et il était à présent temps d'annoncer officiellement son départ du Carmel.

Elle avait envoyé une lettre à Mère Justine, la Mère Supérieure de son couvent, lui expliquant les raisons de son choix. La Mère avait été surprise, mais compréhensive. Béatrice ne serait plus. Aphrodite reprendrait sa place. Mais il fallait encore en parler au Second, Sébastien Garin, le père de David. Elle se devait de le prévenir. Elle quittait les Ordres, mais pas l'Inquisition, après tout. Alors, sitôt qu'elle put de nouveau se rendre en ville, elle était partie prendre rendez-vous avec lui, sans toutefois préciser le motif de sa demande. On l'avait faite poireauter plusieurs jours avant qu'elle ne reçoive une réponse. Il acceptait de la recevoir, ce serait pour le mardi suivant.

Alors, le jour prévu, elle s'était levée aux aurores, s'était préparée avec soin, avait même répété ce qu'elle allait lui dire, comment elle allait lui annoncer la nouvelle, et s'était mise en route à pied. Elle avait besoin de marcher. Faisant attention à ne pas salir sa robe - elle avait décidé de porter la robe offerte par Elena, pour ce jour particulier - elle avait fini par arriver en ville et avait tôt fait de se rendre à la Collégiale. Elle salua avec appréhension les gens croisés dans la cour et les couloirs, même si elle les connaissait, cela lui semblait une éternité qu'elle ne les avait pas vus, et arriva finalement devant le bureau du Second. Elle frappa quelques coups discrets à la porte et entra lorsqu'on lui en donna l'autorisation. Elle portait toujours son voile immaculé, mais savait que ce ne serait plus pour très longtemps, question de formalité.
Elle salua Garin poliment et hésita un bref instant avant de commencer à expliquer la raison de cet entretien.

"Monsieur, j'ai demandé à vous voir pour vous faire part d'une décision que j'ai prise il y a quelques semaines de ça..."

Dieu que c'était difficile ! Elle gardait les yeux baissés au sol, comme si elle avait honte de ce qui allait suivre.

"Je quitte le Carmel."

Elle déglutit et releva timidement les yeux vers Sébastien, attendant sa réaction avec une certaine appréhension. Elle n'était pas la première à faire ce choix, après tout Cassandra de Saint-Loup l'avait précédée, des années plus tôt. Mais il était cependant très rare de voir une religieuse quitter les Ordres, et elle avait peur qu'il ne remette en doute sa Foi envers le Tout-Puissant...

Conseiller de la Suprema

Sébastien Garin n'eut peut être pas une réaction immédiate et disproportionnée: son front s'était violemment enflammé, comme cela arrivait de temps en temps depuis ses derniers jours. Déconcentré un moment, la main sur une marque dont il n'était pas encore tout à fait conscient, il essaya de se rattraper néanmoins, l'Inquisition se déroulait encore avec lui, et on avait besoin de son visa, visa que du reste Sarah Geisler était prêt à signer d'office tant elle était lasse de son travail.

Elle craignait même de moins en moins les foudres de la hiérarchie, et ne craignait plus la menace d'un procès pour négligence, et la menace de la révélation de sa véritable identité n'était plus aussi effrayante qu'avant. Tout devenait de moins en moins important à mesures qu'elle se levait le matin irritée par de simples draps et qu'elle se lavait dans une eau qui soit gelée soit brûlante. Ces petites contrariétés accumulées l'enfermaient sur elle-même comme jamais.

« Pardon. Une petite migraine... »

Soeur Béatrice voulait divorcer avec le Seigneur. Sébastien Garin en tant qu'ecclésiastique aux fonctions proches du laïc, était nettement moins concerné que la Mère Supérieure dont dépendant la jeune religieuse. Ce n'était pas vraiment lui qui pouvait la libérer, mais celle à qui Soeur Béatrice avait prononcé ses voeux. En revanche l'Inquisition ne dépendait pas du Carmel, c'était deux institutions trop éloignées par tout, et Garin ne voyait pas pourquoi Soeur Béatrice partirait de l'inquisition.

Mais si elle n'était plus religieuse, avait elle encore sa place dans la Collégiale? Le cas était neuf, et même si évidemment on pouvait penser à Cassandra, dans l'esprit de Sébastien Garin l'ex Mère Mattea se rapprochait davantage de la position d'un consultant que d'un homme de main, une position dans laquelle elle se complaisait d'ailleurs. Mais que pouvait-t-on faire d'une Béatrice?

« C'est une décision extraordinaire vous le savez? Et très lourde, maintenant que vous avez prononcé vos voeux définitifs. Il va falloir monter haut et exprimer vos motivations peut être auprès de Rome la Sainte, auprès de l'évêque en tous cas... »

Une petite saute de vent siffla à travers une fenêtre avec une jointure défectueuse. Sarah Geisler eut l'impression de subir une douche glacée.

« Vous quittez le Carmel, mais moi je dirige l'Inquisition, en quoi cela me concerne-t-il? Voulez vous aussi quitter la Collégiale, ou bien vous voulez que je vous aide à obtenir votre rupture des voeux? »

Sébastien Garin ne posa pas une question autour des raisons de ce choix, ni même de si c'était une crise de foi. C'était le rôle d'un inquisiteur bien sûr, mais ce rôle était trop lourd à présent, et il se pouvait que de temps en temps elle bâcle son travail et sacrifie un peu sa rectitude... Elle était tout de même le seul inquisiteur à avoir pactisé avec les sorcières, ca voulait tout dire.

Sarah Geisler s'en foutait à présent, de la victoire de l'Eglise sur le Paganisme, que les contingents d'orthodoxes triomphent des carrés de luthériens, de gnostiques et d'ariens. Que Rome résolve donc les conflits spirituels, elle aspirait plus que jamais à une vie normale sans spiritualité à garder. Que le Pape aille donc se déplacer à Forbach et qu'il y vive pendant un an, il en ressortirait moins blanc qu'en entrant. Alors comment une simple femme était elle censée rester non corrompue et droite pendant vingt ans?

Forbach était une terre hostiles aux chrétiens: elle les corrompait. Ils finissaient par pactiser avec les paiennes et quitter des ordres qu'ils s'étaient jurés de suivre jusqu'au bout.

Soldat de l'Inquisition

Oui, la décision était importante. Sans doute était-ce même la plus importante décision de sa vie, surtout dans la mesure où cette vie en question avait été dictée par d'autres depuis sa plus tendre enfance. Dans son esprit, tout était confus. Aurait-elle encore sa place dans l'Inquisition, après ce choix ? Elle avait été envoyée ici par le Vatican, mais qu'allait-il advenir de sa place, finalement pas si importante que ça, si elle quittait les Ordres ? Ne serait-ce pas pris comme une trahison ? Elle était si jeune, et si éloignée des luttes internes et des complots inhérents à l'Eglise Catholique... Elle était si naïve...

Elle avait pleinement conscience de ce qu'il lui faudrait faire pour pouvoir quitter officiellement les Ordres, du fait qu'elle allait très certainement devoir plaider sa cause en haut lieu. En fait, si elle était venue s'adresser à Garin, c'était dans l'espoir qu'il puisse lui apporter un quelconque soutien auprès de ses supérieurs. Après tout, au final, ils devaient tous deux rendre des comptes aux mêmes personnes, non ? L'Inquisition n'était-elle pas le bras armé du Vatican ?
Visiblement, le Second semblait avoir compris la raison de cet entretien. La jeune femme baissa humblement les yeux au sol lorsque le moment vint pour elle de répondre à son supérieur.

"Monsieur, je dépends du couvent carmélite où j'ai prononcé mes voeux, j'en suis tout à fait consciente. Mais en tant qu'envoyée du Vatican pour servir l'Inquisition, je dépends également de vous, désormais."

Elle releva les yeux, plongeant son regard bleuté dans celui de l'androgyne.

"J'ai décidé de quitter le Carmel, mais pas l'Inquisition. Enfin... Si vous voulez toujours de moi, bien entendu..."

Elle esquissa un sourire timide.

"Croyez bien que mon amour pour le Très-Haut est toujours dans mon coeur, simplement..." Elle soupira, cherchant ses mots. A présent, elle improvisait totalement, parlait avec son coeur plus qu'avec sa tête. "... J'ai croisé le regard de la Mort. Et Dieu m'a sauvée de ses griffes. Il m'a autorisé à vivre pour moi, et non pour lui. Je sais que ce que je dis peut paraître ridicule, mais c'est ce que je pense. Le Seigneur m'a offert la chance de recommencer ma vie. Et bien que je décide de me séparer de Lui, ma foi en Lui reste inébranlable. Je tenais à ce que vous le sachiez."

Elle marqua un léger temps d'arrêt. Elle était à peine rétablie, et tout ceci la fatiguait, tant physiquement que psychologiquement. Finalement, elle reprit :

"J'espère parvenir à obtenir la rupture de mes voeux par moi-même, mais j'aimerais avoir votre soutien, si vous acceptez de me l'offrir... Au cas où ma foi serait remise en doute par nos supérieurs communs..."

Voilà, c'était dit. Et maintenant qu'elle l'avait formulé, elle trouvait cela bien bête...

Conseiller de la Suprema

D'habitude c'était lorsqu'on considérait que Dieu avait sauvé sa vie qu'on rentrait dans les ordres, pas l'inverse. Sébastien Garin, par déformation professionnelle, voulut trouver de quoi s'opposer à ce raisonnement et il fut un peu effrayé en trouvant toutes sortes de justifications en un temps record: Que si Dieu n'avait pas repris sa vie, ça ne voulait peut être pas dire pour autant divorcer de lui, mais qu'elle avait sûrement un destin à accomplir, probablement dans les Ordres. Que sortir des ordres, c'était bafouer l'évêque, le couvent et presque Dieu lui même, puisque les voeux ont été prononcés face à Lui.

Et puis Sébastien Garin renonça à s'opposer à Soeur Béatrice ou peu importe le nom qu'elle allait prendre: bien des gens allaient les lui sortir, et elle allait devoir répéter son discours une dizaine de fois. Pourquoi se rajouter dans la liste des opposants alors qu'elle n'avait pas d'intérêt particulier dans cette affaire? Il serait probablement la moins motivée de l'appareil administratif de l'Église. Et puis... peut être avait elle davantage envie d'aider Béatrice à sortir des ordres plutôt que de la forcer à y rester, comme une autre femme de sa connaissance plus ou moins forcée de rester dans l'Inquisition.

Par sympathie envers cette situation soeur de la sienne, Sarah Geisler décida de non seulement ne pas s'opposer, mais aussi aider Soeur Béatrice dans sa procédure. 20 ans d'expérience à un poste plutôt administratif l'avait rendu suffisamment avertie des circonvolutions bureaucratiques parfois absurdes qui caractérisait Rome et son organisation. Cette expérience allait être précieuse à la religieuse, et peut être dès maintenant.

« Lorsque vous allez devoir envoyer votre lettre décrivant vos motivations, qui devront être solides, à vos supérieurs... »

Etait ce bien, de conseiller d'exploiter les failles d'un système dont Sébastien Garin faisait partie? Sarah Geisler décréta que oui.

« Évitez de l'envoyer à l'évêque de Metz, Monseigneur Henri de Bourbon-Verneuil. C'est un homme admirable qui fait honneur à l'église, mais il est aussi très orthodoxe et assez traditionaliste, il mettrait beaucoup de frein à votre démarche. En revanche, si vous le sautiez pour envoyer votre lettre directement à l'archevêque de Trèves, vous y gagneriez. »

Son front brula soudainement, et Sébastien Garin s'interrompit soudainement.

« Monseigneur Philipp Cristoph von Sötern est moins orthodoxe que notre évêque je le crains: sa mère étant luthérienne, il a subi de plein fouet les influences des hérétiques, et il y a des suspicions autour de son baptême. Rome a bien tenté d'y mettre le nez, mais il est prince-électeur, ce qui ne rend pas la chose facile... Bref, vous aurez probablement plus de chances auprès d'un homme comme lui. »

Il chercha dans ses tiroirs de quoi écrire et disposa un écritoire, une plume et de l'encre.

« N'oubliez pas d'utiliser du latin dans votre lettre, à moins que vous ne parliez allemand. Quoique... préférez le latin finalement. Moi de mon côté je m'arrangerai pour faire joindre à votre lettre un mot garantissant que vous êtes dénuée de tout soupçon d'hérésie ou du péché d'indifférence. De la part d'un inquisiteur, ca peut aider, mais il vous faudra malgré tout répéter et prouver que vous êtes encore digne d'être chrétienne... »

Soldat de l'Inquisition

Béatrice ne savait pas vraiment comment défendre sa décision. Elle avait décidé de parler avec son coeur, tout simplement. Elle savait qu'il lui faudrait écrire une lettre à un haut-placé, et heureusement que Garin la conseilla sur ce point, car si ça n'avait tenu qu'à elle, elle aurait adressé sa missive à l'évêque. Il lui conseilla de s'adresser directement à l'archevêque de Trèves. Elle hocha la tête, attentive à tout ce que le Second lui prodiguait comme conseils. Utiliser le latin, c'était logique. Elle avait commencé à étudier le latin lorsqu'elle était jeune, et au couvent on lui avait permis d'améliorer sa connaissance de cette langue. Après tout, la messe était en latin, il lui fallait bien la comprendre... Elle se débrouillait plutôt bien avec cette langue, même s'il lui arrivait encore de faire des erreurs, bien normales aux vues de son jeune âge. Sébastien avait disposé, tout en parlant, le matériel nécessaire à la rédaction d'une lettre. Béatrice s'installa donc, prit la plume, la trempa dans l'encre et écrivit.

Citation :: Episcopus
Scribo vobis indicare volo relinquere iubet. Conscii sumus de novitate rem hoc statuere, praesertim meis pronuntiavi vota ante annum fuit, sed adventum meum in Forbach multa mutata sunt. Scias meae perpetuae erga Deum, non venia opus volo manere in inquisitione.
Tu uero agentis a diabolo sensit cursus. In COLLATIO fui adflicto. Unde curam mihi signum petiit Domino. Enuntians signum eius pactum ut dimitteret me. Et dedit mihi.
Ego certe valde inconveniens in sermone meo, et ego paenitet, sed non potui scire negant Dominum, et enutries me Pastor meus est enim mea, etsi ego non eum accepisset maritum .

Ego tibi meum consilium epistula referens rationes, sed potius exprimere causae personaliter, si feceris.

Deus benedicat vobis, domine.

Beatrice sorori.

Une fois la missive rédigée, elle tourna la feuille vers le Second pour lui faire lire le contenu. Elle appréhendait un peu sa réaction, car après tout elle n'avait pas vraiment justifié sa décision, simplement énoncé les faits qui l'avait poussée à quitter les Ordres. Elle détestait devoir se justifier sur papier. A son sens, rien ne valait les paroles.
La jeune femme regarda Sébastien parcourir le contenu de la lettre. Lorsqu'il eut terminé, elle lui demanda d'une voix timide :

"Alors, qu'en pensez-vous ?"

Spoiler:

Conseiller de la Suprema

Sarah Geisler était malheureusement fâchée avec le latin, se débrouillant davantage en langues vivantes qu’en langues liturgiques. Elle n’avait jamais vraiment eu la vocation d’ecclésiastiques ni même le goût de l’étude, et encore moins celui du latin. Elle parlait plus couramment l’allemand, la Lorraine étant plus proche des germaniques que des parisiens, que le latin. Elle mit du temps à relire, le doigt sur chaque mot, à articuler silencieusement chaque tournure de phrase, et à traduire. A défaut de pouvoir réécrire le texte en Français, elle comprit au moins le sens, et le raisonnement, et même pour un responsable laxiste, la lettre n’était pas encore à la hauteur.

« L’idée y est, mais il va falloir développer, surtout le lien entre le petit miracle que vous avez subi et votre décision, les raisons. Monseigneur von Stöffen n’est pas non plus tout à fait laxiste. Cela dit, je me rends compte qu’il vous faudra vraiment cette déclaration de ma part certifiant que votre décision est saine de toute déviance, vous permettez ? »

Sébastien Garin fit le tour du bureau et prit d’autorité la plume de la main de Sœur Béatrice. Sans transition, elle poussa un léger cri de douleur et de surprise, lâchant la plume avec hâte.

« Excusez moi, j’ai cru que je m’étais écorché avec cette p… »

Il se rendit compte de la stupidité de la phrase, bien qu’il soit sincère en la disant et qu’il ait réellement eu mal en faisant érafler sa peau par la pointe moyennement tendre de la plume.

« Non rien oubliez, je suis fatigué en ce moment, ca doit être ca. Trop sensible… »

Elle reprit la plume plus délicatement en main, et en la trempant dans l’encre à son tour, elle écrivit avec plus de rapidité cette lettre en allemand qu’elle n’avait lu la lettre en latin, tout en disant à haute voix et en français le sens de celle-ci :

« Monseigneur l’Ar…che…vêque… »
Erzbischof,

Moi, Sébastien… Garin, Second de l’In..quisi..tion à Forbach, Duché de Lorraine.
Ich, Sébastien Garin, Zweitens der Inquisition in Forbach, Herzogtum Lothringen,
certifie que Soeur Bé..a..trice n’a pas pris sa dé..cision sous aucune mauvaise... influence.
bescheinigt dass, Schwester Beatrice ihre Entscheindung unter keinen schlechten Einfluss getroffen hat.
Elle fut une per..sonne exemplaire, .. loyale, diligente. Son travail dans l’Inquisition fut utile et apprécié
Sie war in alles zeit eine messe, fleissig, beispielhafte Person. Ihre Arbeit in der Inquisition war nützlich und geschätzt.
En conséquence, nous a..ppuyons sa dem..ande, n’y voyant aucune malice.
Deshalb, unterstützen wir ihre Wunsch, seit wir keine Bosheit sehen.

Elle lâcha la plume, visiblement plus capable de la tenir, et se tint les doigts crispés d’une façon inhabituelle pendant plusieurs secondes, les traits légèrement tirés comme pour réprimer un gémissement.

« Le secrétaire devrait apprécier ce mot rapide, et ca vous aidera considérablement. Les lettres de recommandations sont quasiment magiques parfois, quand elles sont écrites par des gens plus importants que moi. »

Soldat de l'Inquisition

Oui, Béatrice se doutait bien que sa lettre ne serait guère suffisante pour faire comprendre à l'Archevêque ses motivations, et lorsque Garin lui dit qu'elle devrait l'étoffer, surtout au niveau du "miracle" qu'elle avait subi et des raisons qui la poussaient à quitter le Clergé, elle hocha la tête. Elle comprenait tout à fait. Sans doute lui faudrait-il réécrire de nombreuses fois la missive avant d'arriver à un résultat satisfaisant.
Le Second ajouta même qu'il était évident qu'une lettre de sa part, certifiant que la jeune femme n'était sous aucune emprise maligne, s'avérait vraiment nécessaire. La demoiselle pouvait parfaitement le comprendre. Si elle s'était retrouvée à la place de l'Archevêque, elle-même aurait pu avoir des doutes quand aux véritables motivations qui poussaient une jeune nonne à s'écarter des Ordres peu après avoir prononcé ses voeux définitifs...

Sébastien fit alors le tour du bureau pour venir prendre la plume qu'elle avait encore en main, dans le but d'écrire la lettre de recommandation. Alors qu'il s'en saisissait, il poussa un léger cri et s'excusa, prétextant s'être fait mal avec la pointe de la plume. La jeune femme haussa les sourcils, surprise, mais ne releva pas. Comme il l'avait dit, cela devait être dû à la fatigue...
C'était vrai qu'il n'avait guère l'air en forme. Peut-être n'avait-il pas pris de repos depuis un moment ? Elle-même était encore sous le contrecoup de sa convalescence, mais alors qu'elle avait frôlé la mort, elle avait l'air en bien meilleure santé que lui.

Alors qu'elle s'inquiétait de l'état de santé de son supérieur, celui-ci avait repris la plume et commencé à rédiger la lettre qu'elle devrait joindre à la sienne pour l'Archevêque. C'était clair et concis, juste ce qu'il fallait pour mettre l'homme d'Eglise dans de bonnes dispositions envers la demoiselle. Après qu'il eut terminé, elle leva les yeux vers Garin, un doux sourire sur le visage.

"Je vous remercie pour votre aide précieuse, Monsieur."

Garin avait vraiment l'air mal en point. Véritablement inquiète, la jeune femme lui demanda :

"Vous êtes souffrant ? Désirez-vous un verre d'eau, quelque chose ? Un médecin ?"

Demandant cela, elle s'était levée et était venue poser sa main sur l'épaule du Second, en un geste de réconfort et d'inquiétude. Elle était prête à faire mander un docteur sur le champ, si c'était nécessaire...

Conseiller de la Suprema

Ce n’était qu’une main sur l’épaule et pourtant Sébastien Garin sentait le tissu extrêmement rêche contre sa peau et une brûlure comme si on lui avait frotté l’épaule avec des des plants d’ortie. Suffisamment désagréable pour dégager rapidement la main de l’inquisitrice et se mettre à une distance plus raisonnable, sans faire attention à être aimable ou simplement attentionné.

« Non, surtout pas de médecins ! »

Cela faisait vingt ans qu’elle évitait les médecins, surtout ceux qui ne se contentaient pas de latin et de théorie : ces gens de science s’intéressait au corps de leurs patients, et il ne fallait surtout pas que cela arrive, Sarah Geisler n’était pas prête encore à laisser exploser son secret, bien qu’elle ait moins envie qu’avant de le garder.

Ce genre d’aide gratuite serait proposée de plus en plus souvent, et un jour quelqu’un allait lui imposer un médecin. Ce jour là, elle se jurait bien qu’elle laisserait faire le docteur avec un pistolet chargé à portée. En attendant, oui elle se sentait malade, et il fallait justifier ce refus d’être soigné :

« Je sais ce que c’est, j’ai quelques médicaments en stock. Un peu d’hypersensibilité, rien de grave, avec quelques rougeurs et marques par ci par là, mais pas de quoi paniquer dans tous les cas. »

A sa connaissance il n’y avait encore personne d’autre qui avait ces symptômes, et ce n’était pas si gênant : trop de tension nerveuse voilà tout. Sarah Geisler avait fini par s’habituer à toutes ses névroses, conséquence de sa double identité, et elle pensait simplement que ce n’était qu’un avatar de plus de ces souffrances là. Bien évidemment, elle ne pouvait l’expliquer à personne, pas même à Cassandra qui avait bien assez à se remettre du deuil de son mari et de l’accident de sa fille.

La seule chose qui gênait Sébastien Garin c’était la marque sur son front : ca ne cadrait pas avec son interprétation, jamais elle n’avait eu de boutons, de rougeurs ou d’inflammation pour ces raisons là. Et jamais il ne s’était formé un dessin aussi figuratif. Une marque bien dessinée qui devenait de plus en plus visible chaque jour.

« Ce n’est pas contagieux à mon avis, je dois être la seule personne malade de Forbach, ne vous inquiétez pas. »

Qui d’autre pourrait avoir ces symptômes ? Sarah Geisler était habituée à être seule à souffrir, ou plutôt à ne considérer que sa souffrance à elle, minimisant celle des autres. Et le Second n’était pas un personnage très public en plus, qui n’avait pas à savoir qui était touché par quoi dans le village.

« Enfin je crois… que je suis la seule personne malade. »

Un doute altruiste l’encombra un instant, puis elle le chassa juste assez pour dire :

« J’ai bon espoir pour votre démarche, excusez moi de me plaindre. »

Et le doute revint.

Soldat de l'Inquisition

La jeune femme sursauta lorsque Garin s'écarta brusquement d'elle. Avait-elle fait quelque chose de mal ? Stupéfaite, elle resta figée quelques instants, la main toujours levée à la hauteur de l'épaule du Second. Les yeux grands ouverts en signe d'incompréhension, elle lança un regard interrogateur à son supérieur, qui lui expliqua qu'il était sujet à une hypersensibilité. Quelques rougeurs et marques ? Quelques ?! A bien y regarder, elle n'avait pas remarqué jusque là, mais il portait une étrange marque sur le front, marque qui n'était pas là quelques temps plus tôt. Elle finit par baisser la main et fronça les sourcils en observant sans retenue la marque étrange qu'il portait.

Il lui déclara être le seul à Forbach à être atteint de ce mal étrange, et elle espérait bien que ce soit le cas. Il s'excusa de se plaindre, et la jeune femme secoua énergiquement la tête.

"Vous ne vous plaignez pas, du moins ce n'est pas l'impression que ça me donne. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis là."

Elle s'approcha d'un pas, mais cette fois-ci se garda bien de toucher Sébastien. Elle avait eu l'impression que lorsqu'elle avait posé sa main sur l'épaule de l'inquisiteur, celui-ci avait subi une douleur plus que cuisante, comme si elle l'avait touché avec un fer rouge. D'ailleurs... A bien y regarder, la marque qu'il portait sur le front semblait marquée au fer, elle aussi. Curieuse, et inquiète pour lui, elle ne put retenir la question qui lui brûlait les lèvres.

"Pardonnez mon indiscrétion, mais... D'où vient cette marque, sur votre front ? Elle est si étrange... On dirait presque... Elle a la forme d'un fenouil. Très bizarre..."

Conseiller de la Suprema

« La forme d’un… Je ne sais pas, c’est probablement Alicia Maestriani qui a lancé la malédiction du Fenouil depuis sa retraite, je vais probablement me faire pousser des feuilles et des branches hm ? »

Le sarcasme n’était pas habituel chez Sébastien Garin, terne jusqu’à l’extrême en temps normal, mais le malaise lui échauffait de plus en plus le sang, elle se sentait de moins en moins elle-même. Cette marque, elle l’avait remarqué, regardé et disséquée, sans seulement savoir d’où elle pouvait provenir et ce qui pouvait l’avoir provoqué. Qu’elle soit peu esthétique, il s’en fichait, mais qu’elle soit dangereuse, il le craignait. Aucune fièvre, nausée, courante, symptômes divers autre que cette hypersensibilité qui lui permettait de dire de quoi il s’agissait.

Finalement, l’hypothèse de la malédiction était assez bonne, et Alicia aurait pu lui faire ceci en guise de vengeance pour la tentative d’arrestation. Ce n’était pas très élégant certes, le bât blessait à cet endroit vu le personnage, mais qui sait tout ce dont sont capables les sorcières ?

« Excusez moi, je deviens irritable avec ces douleurs… Elle a été visible au lendemain de l’exécution de Lorenzo Maestriani, mais de là à savoir d’où elle vient… Ca peut être une malédiction, mais si elle frappe d’autres personnes, alors j’en perds mon latin. »

Du moins le peu qu’elle avait. De plus en plus chiffonnée par ce qui avait été au départ du sarcasme, elle ressentit le besoin d’exprimer ses doutes à Sœur Béatrice, bientôt Aphrodite de la Roseraie :

« Vous croyez qu’Alicia Maestriani pourrait lancer ce genre de chose ? Ou une quelconque autre sorcière ? »

Europe qui souhaitait mettre fin au marché le plus tôt possible, une sorcière du Lys Noir qui vengerait Alicia, un autre habitant d’accointance avec les sorcières qui l’empoisonnerait pour des raisons liés à Lorenzo Maestriani ou l’Agent du Diable… A partir du moment où on cherche des coupables, on en trouve, c’est le principe de la théorie du complot. Et quand on voit des coupables partout, on se réfugie où l’on peut ou bien on rentre en croisade contre du vent.

« Je veux savoir s’il y a d’autres personnes qui portent des marques comme celles-ci et si possible qui elles sont. Il y a quelque chose d’obscur dessous. Pourriez-vous accomplir cette mission pour moi ? »

Peut être pourrait on s’en sortir simplement avec un avis public et un recensement vite fait. Une fois fixé sur ce point, on enquêterait à l’ancienne : interrogatoire, recoupement des dépositions, réflexions sur l’ésotérisme, intervention, arrestations, jugements, condamnations. Il y avait quelque chose de rassurant à faire relancer la machine ainsi, comme si c’était finalement la seule chose que Sébastien Garin n’avait pas râté dans sa vie. Une routine rassurante et qui la ferait sortir de ses appartements.

« Une fois recensées, nous pourrons enquêter et résoudre cette énigme, comme toujours depuis vingt ans. Il faut que nous fassions ainsi ! »