Assise dans un fauteuil, face à un feu ronflant, Viviane tentait en vain de regagner ses esprits. Partagée entre un sentiment de profonde incrédulité, une terreur sans nom et une tristesse allant au-delà de toute raison, elle se sentait perdre pied. Antoine était mort. Mort. Mort. Mort. Ce mot résonnait dans sa tête, telle une litanie sans fin. Tout ceci n’avait aucun sens. Elle était en train de vivre un mauvais rêve. Antoine ne pouvait être mort. Mort. Mort. Mort. MORT ! Aussi fort que ce cri retentissait en elle, il ne prenait toujours pas de sens. Pas Antoine. Ce n’était pas possible. Et surtout, surtout, pas de la main de Cassandra. C’était un mauvais rêve, un cauchemar, qui prendrait fin rapidement. Rien de tout ceci n’était vrai.
Malgré le froid pénétrant, Viviane avait laissé la fenêtre ouverte, la bise glaciale l’aidant à ne pas sombrer dans l’inconscience. Prostrée, elle cherchait des réponses à une question vide de sens. Un bruissement attira son attention à la fenêtre, et c’est alors qu’elle la vit. Ophéline. La chatte de Dimitri. Que venait-elle faire ici ? Avant qu’elle n’ait pu faire le moindre mouvement, son regard fut capté par les deux pupilles verticales, et un dialogue silencieux se déroula.
« Viviane... »
Cette voix... Non ! Impossible !
« Antoine ? C'est bien toi ? »
Elle ne pouvait y croire, pas à cette plaisanterie cruelle.
« J'ai du mal à l'expliquer... »
« Mais tu es mort ! Je t'ai vu étendu dans une mare de sang, là-bas... Ce ne peut être vrai... »
« Je suis mort et ce chat aussi. Peut-être au même moment... Je ne sais pas... J'ai son corps mais pas ses souvenirs. La métempsychose Viviane... »
Elle sentait son esprit se morceler, sa raison vaciller. Alors qu’elle peinait encore à croire à la mort d’Antoine, celui-ci lui revenait, mais de la pire des façons.
« Non, non, c'est impossible ! C'est encore un tour cruel d'Europe ? »
« Peut-être... Ou de Noâz, il me déteste tant... Mais le résultat est celui-ci. Ils ont du estimer que la mort ne serait pas punition suffisante... Je les hais Viviane... Je les hais profondément.
Autant que je haïssais ta sœur lorsque j'étais ensorcelé. Ce fut terrible... Je me souviens de son regard alors qu'elle brandissait son poignard, elle m'a tué... Je préfèrerais tant être mort à présent que de vivre avec ces souvenirs, avec ce corps, que tout ceci est ridicule ! »
Elle ne put s’empêcher d’émettre un ricanement sonore.
« Ridicule... Oui, c’est le mot. Que me veux-tu Antoine, puisque tel semble être ton nom ? »
« Non Viviane, par pitié, pas toi, ne me hais point. Je ne choisis rien de ce qui m'arrive. Je suis une victime au moins autant que toi. Je suis venu te retrouver car je savais que tu serais la seule à pouvoir me porter secours, à me reconnaître... »
Alors que peu à peu, Viviane prenait conscience que peut-être, c’était bien Antoine, ou du moins, ce qu’il en restait, qui lui parlait en ce moment, elle continuait de se méfier.
« Comment puis-je être sûre que c'est bien toi ? »
« Tu ne peux pas Viviane, c'est ce qui fait que je sais que tu me reconnaîtras, tu es Grande Prêtresse d'Olrun, tu es femme de foi. »
« Je n'ai donc pas le choix. Ma naïveté m'a joué bien des tours par le passé. Plus que je ne saurais en compter. Et pourtant, j'ai l'intime conviction que tu dis vrai. Y a-t-il une chance pour que nous puissions te rendre ton corps ? »
Ce fol espoir avait germé dans son esprit quelques secondes plus tôt. Rendre Antoine à son corps, à sa vie, à elle. Effacer alors le souvenir de l’horreur de cette soirée !
« Viviane... Mon corps est déjà rendu à la Terre... Nous ne pourrions que le ressusciter. A quoi bon... Même cette enveloppe féline n'est qu'une prison de courte durée pour mon âme. Je suis sur la fin de mes plus anciennes années. Ce qui s'offre à nous n'est pas une seconde chance, c'est un deuil ouvert et discuté, le temps d'un adieu sans pitié, le temps de terminer une guerre depuis trop longtemps commencée... »
« Un deuil... Alors tu vas me laisser encore une fois ? N'était-il pas déjà assez cruel que je te perde dans ce maudit château ? Je suis seule, cruellement seule, condamnée à voir mourir tous ceux que j'aime, à voir se détourner de moi tout ceux qui comptent. Mes parents, Cassandra, Narcissa, Louisa et enfin toi... Dis-moi, Antoine, dis-moi pourquoi je devrais te laisser partir sans me battre ? » Elle était en colère maintenant. En colère contre Europe, Noâz, Cassandra qui n’avait pas su lutter contre le sortilège, et surtout, contre Antoine. Comment pouvait-il lui demander de laisser tomber ? De ne même pas essayer ? Non ! Elle n’était pas d’accord ! L’amertume était dans sa voix lorsqu’elle reprit : « Alors ça y est ? Europe et Noâz ont gagné ? Nous nous inclinons devant eux et souhaitons à Forbach le meilleur pour les années à venir ? »
« Tu as souffert, comme moi, comme nous tous. Tu souffres, et je souffre aussi. C'est tout Forbach qui est ensanglanté par cette Guerre. Tu ne pourras pas me sauver et même si aujourd'hui tu n'es pas prête à l'accepter, ta vie continuera bien au-delà de moi. Car la Fatalité en a décidé ainsi. Nous ne pouvons lutter contre les Dieux. Pour autant, je ne crois pas que tu dois arrêter de te battre... Toi et moi savons bien que cela signifierait la mort, celle de ton âme, celle de notre alliance qui perdurera bien après mon envol. Non, la Cabbale du Désespoir n'a pas gagné. Et si tu ne peux te battre pour ma vie tu peux te battre pour ma foi, pour que vive encore cette flamme qui m'anime, qui nous anime, toi, le Pacte d'Ailrun. Nous n'abdiquerons pas. Et le peu de temps qu'il me reste, je le consacrerai à cette mission, à tes côtés, te donner le courage de continuer. »
« Continuer... Tu as peut-être raison Antoine... Je ne sais plus... »
Non, vraiment, elle ne savait plus...
« Voyons Viviane... Il faut se battre. C'est tout ce qui nous reste, l'énergie du désespoir... »
« C'est le désespoir qui a conduit Europe et Noâz là où ils en sont. C'est le désespoir qui a causé tant de morts à Forbach. Cette réunion était justement la promesse d'un nouvel espoir, et il a été réduit à néant. Le désespoir fout le bordel dans cette ville depuis des dizaines d'années, tu crois vraiment que c'est une bonne idée ? »
Peut-être que les mots d’Antoine seraient efficaces après tout ? Peut-être qu’il serait bon de continuer la lutte, même sans lui ?
« L'énergie du désespoir c'est la force, c'est la magie, c'est la vie, c'est l'homme, elle n'est ni bonne ni mauvaise. C'est à nous qu'il incombe de renverser les pôles, de rendre l'obscurité radieuse et Forbach paisible. Et puis... Notre alliance n'est pas réduite à néant Viviane, les premières négociations de Paix oui, moi, oui, mais notre promesse n'a qu'une échéance, celle d'Anaël et jusqu'à cette date tout restera possible... »
« Tu as probablement raison. Qu'allons-nous faire maintenant que cette réunion a échoué ? Tu as une idée de la manière dont nous pourrions mettre fin à la menace qu'Europe et Noâz représentent ? »
« J'ai l'appât, il me faut le piège... »
Alors que le contact visuel se rompait et que cette étrange conversation prenait fin, Viviane sentit ses entrailles se glacer. Un tout autre sentiment venait de remplacer l’abattement et la colère qu’elle avait pu ressentir plus tôt. Désormais, la soif de vengeance lui dévorait le cœur, et pour la première fois depuis plus d’un an, elle ne ressentit plus aucune culpabilité à avoir tué Hélion. Voilà ce qui attendait ceux qui se mettaient en travers de son chemin !