Envoyée depuis Forbach au siège des Chevaliers de Malte à Rome
---Mon cher Amaël,
---Je ne peux que m'excuser pour la rareté de mes lettres ; tu te doutes bien, je l'espère, qu'il ne s'agit que d'un cruel manque de temps et non d'une volonté de négliger mes amitiés. J'ai bien reçu les tiennes et elle m'ont réellement apporté la fraîcheur de Rome ; je t'en remercie.
---Concernant l'ordre, j'ai envoyé personnellement une missive à ma suppléante. L'affaire dont tu me parlais dans ta troisième lettre était trop importante pour qu'elle transite par toi, malgré ta droiture. Les ordres sont maintenant clairs et j'ai envoyé une copie au secrétaire papal. Je ne saurai trop te remercier : si tu n'avais pas remarqué l'anormalité de la situation, je n'aurais pas pu réagir à temps. Maintenant que le scandale est éloigné de la maison-mère des Carmélites, je me sens plus sereine.
---Passons maintenant au plus important. Je découvre de plus en plus de choses ici. Les remises en question sont parfois ardues, mais je me maintiens tant bien que mal. L'ampleur du passé que je me découvre m'atteint en plein cœur. Je suis maintenant certaine d'être originaire de Forbach. Je suis probablement née ici, aînée d'une famille bourgeoise ayant fait fortune dans le drap, les Valdemar.
---Il est impossible de coucher sur papier les émotions que j'ai ressenties et de te faire un résumé clair de ma situation, mais sache que j'ai rencontré mon unique sœur, Viviane. Cette femme est mon exacte réplique physique, quoiqu'elle ait quasiment six ans de moins que moi. Ma discussion avec elle a été le point culminant des événements forts que j'ai vécus depuis mon arrivée à Forbach. J'ai appris que mes parents étaient décédés et qu'elle était la seule famille qui me restait. Tu ne m'aurais pas reconnue, Amaël. À Forbach, il semblerait qu'une autre Mattea – Cassandra, puisque tel est mon véritable prénom – parvienne à exister. Cette autre femme est plus sensible et plus humaine, mais terriblement fragile. Je ne sais s'il s'agit de vestiges de mon passé, qui me reviennent petit à petit, ou du début d'une folie qui je l'espère ne progressera jamais. Je sais au plus profond de moi que Viviane et moi avons été plus proches que le lierre et le rosier, mais il est difficile d'effacer vingt années d'absence. J'espère, Amaël, avec une force que je n'aurais jamais soupçonnée, que je pourrai renouer avec elle. Tu as raison quand tu dis que je ne dois pas laisser mon rang se dresser entre mes souvenirs et moi. Je m'efforce de mettre ton conseil en application, mais le fait de me savoir dans les ordres déplaît fortement à Viviane. Je pense qu'il nous faudra du temps pour nous apprivoiser à nouveau, mais je ne baisserai pas les bras. Je veux comprendre et retrouver mes racines, j'y mettrai le temps qu'il faudra. Et puis... c'est sûrement ridicule, mais malgré le peu de temps que j'ai passé avec elle, je ressens énormément d'affection pour ma sœur. Alors qu'il y a quelques jours, je n'avais même pas connaissance de son existence, me voilà maintenant en pleine expérimentation de la force des liens du sang.
---J'ai bien reçu les analyses de nos exorcistes, et j'aurais voulu en avoir les conclusions plus tôt : entretemps, le soi-disant Oracle avait révélé sa nature démoniaque. Demande au secrétaire papal le dossier qui y est lié : je ne vois aucun intérêt à répéter ce qui est un regrettable incident dans la gestion de l'Inquisition de Forbach. Toutefois, et c'est étrange de penser que je parviens à bien m'entendre avec des gens que je ne fréquente que depuis peu, je me plais en compagnie du Second de l'Inquisition, sur lequel j'avais porté un très mauvais jugement dans ma première lettre. Je m'étais trompé : lui-même souffre de son aspect efféminé. C'est un intellectuel avec lequel je pense que je pourrai faire du bon travail à Forbach. Et je pense même que je garderai contact avec lui, une fois toute cette affaire terminée.
---En parlant de travail et donc de sorcières, j'en ai également découvert plus sur ce voile qui me recouvre tout entière. Il y a deux tribus de sorcières à Forbach : Olrun et le Lys Noir. Dans un souvenir qui m'a traversée pendant la trahison du faux Oracle, à cause du rituel qui était réalisé à proximité de moi, je me suis souvenue du pentacle et de l'allure des quatre personnes qui m'ont enlevé ces souvenirs que je commence à retrouver. Pas de visage, malheureusement, mais des tuniques rituelles d'une blancheur éclatante. Tant d'ironie me tord les entrailles et me donne une envie démesurée de mettre fin aux agissements de ces sorcières qui osent souiller le blanc de notre seigneur... Je connais enfin le nom de mes plus grandes ennemies : les sorcières d'Olrun. Je progresse pas à pas, mais je parviendrai à mes fins, j'en suis certaine.
---Je change, Amaël. Je découvre, j'écoute et j'apprends. Je vais à la rencontre de ceux que je méprisais depuis Rome, c'est étrange. Forbach est un misérable bourg, peuplé de nobles sans importance, de bourgeois plus ridicules que jamais et d'humbles plus pouilleux qu'ailleurs ; j'y retrouve pourtant les plus grandes raisons de la chérir.
---Avec toute mon affection,
Mattea